Nicolas Boullez Paris

Contentieux Administratif– Lettre n°28

L’essentiel

Des décisions notables ont été rendues ces derniers mois en contentieux administratif.

Le tribunal des conflits a rappelé les critères traditionnels de répartition des compétences entre faute de service d’un agent et faute personnelle, celle-ci devant rester absolument exceptionnelle (I).

Du nouveau aussi en matière de « délai raisonnable » : la jurisprudence Cazbaj est conforme à l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, mais ne peut être appliquée aux instances en cours (II.1). Et ce délai raisonnable est susceptible d’interruption, le Conseil d’Etat en ayant défini de nouvelles causes (II.2). Le Conseil d’Etat oscille par ailleurs entre souplesse et rigueur dans la formation des recours. Il reste très souple quant à l’exigence de production de la décision attaquée, lors de l’introduction de l’instance (II.4). Mais il a estimé qu’un recours prématuré, pourtant censément susceptible de régularisation, pouvait être rejeté par simple ordonnance présidentielle (II. 5). Il a néanmoins réaffirmé qu’un pourvoi formé sans ministère d’avocat aux Conseils ne pouvait être rejeté sans invitation à régulariser présentée à la partie elle-même (II.6).

Le Conseil d’Etat a également apporté des précisions en matière de médiation (III).

Du nouveau, enfin, en matière de pouvoir d’injonction accordé au juge administratif, en action de groupe et REP : il peut l’exercer, mais dans le respect de la séparation des pouvoirs (IV).

I – Séparation des pouvoirs : faute personnelle et faute de service

T. confl., 4 décembre 2023, n° 4296, Centre d’activités sociales, familiales et culturelles

Le tribunal des conflits rappelle par cet arrêt un principe bien connu depuis la jurisprudence Pelletier (T. confl., 30 juillet 1873, Pelletier, GAJA n° 2), en matière de responsabilité des agents : aux juridictions administratives la compétence en matière de faute de service et aux juridictions de l’ordre judiciaire de connaître des conséquences d’une faute personnelle.

Traditionnellement, la faute personnelle reste exceptionnelle, étant rappelé que la voie de fait (T. confl., 8 avril 1935, Rec. CE, p. 1226, Action française) et l’infraction pénale (T. confl., 14 janvier 1935, Rec. CE, p. 224, Thepaz) n’entraînent pas forcément cette qualification. Mais il est toujours difficile de tracer la frontière.

Le tribunal des conflits rappelle la ligne directrice (la faute personnelle est exceptionnelle) et l’exclut en l’espèce, en s’appuyant à la fois sur un critère objectif et un critère subjectif : pas de faute personnelle, car les agents publics et l’administrateur mis en cause avaient agi uniquement « dans l’exercice de leurs fonctions, avec les moyens du service [élément objectif] et sans être animés par aucun intérêt personnel [élément subjectif] ».

Un rappel donc des principes traditionnels en la matière.

II – L’instance

1 – Délai raisonnable : conformité à l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme

CEDH, 9 novembre 2023, n° 72173/17, Legros et a. c/ France

Par décision d’assemblée du 13 juillet 2016 (CE, ass., 13 juillet 2016, n° 387763, Czabaj ; Dr. adm. 2016, comm. 63, note G. Eveillard), le Conseil d’Etat a jugé, au nom du principe de sécurité juridique que si, pour une raison ou une autre, l’intéressé n’a pas été informé des délais et voies de recours – en sorte que les délais du code de justice administrative ne lui sont pas opposables –, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable d’un an, courant depuis le jour où il a eu connaissance de la décision.

Un tel « délai raisonnable » est-il conforme à l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme ? Oui, répond la Cour européenne des droits de l’Homme qui relève que ce délai est, par rapport à ceux ouverts dans les autres Etats membres, « le plus long de ceux applicables dans les hypothèses d’une information inexistante ou défaillante sur les voies et délais de recours ».

Une nuance cependant : la Cour européenne refuse l’application de la jurisprudence Czabaj aux instances en cours, car elle était « imprévisible dans son principe et imparable en pratique » et de nature à « empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible ». Le Conseil d’Etat aurait donc dû prévoir la modulation de l’entrée en vigueur du principe prétorien afférent au délai raisonnable.

A noter donc : la jurisprudence Czabaj ne peut être invoquée que pour les instances introduites après le 13 juillet 2016.

2 – Délai raisonnable : interruption

CE, avis, 12 juillet 2023, n° 474865

Par cet avis, le Conseil d’Etat précise deux nouvelles causes d’interruption du « délai raisonnable ». Il avait déjà admis une première cause d’interruption, découlant de la saisine d’un ordre juridictionnel incompétent (CE, 31 mars 2022, n° 453904, Dpt Val-d-Oise).

L’avis en ajoute deux nouvelles : le délai raisonnable est interrompu par un recours administratif, gracieux ou hiérarchique, comme c’est habituellement le cas pour les délais de recours contentieux ; un nouveau délai raisonnable d’un an peut même être ensuite ouvert, par exemple dans l’hypothèse de rejet implicite de ce recours.

Par ailleurs, une demande d’aide juridictionnelle formée à l’intérieur du délai raisonnable a aussi pour effet de l’interrompre.

3 – Délai raisonnable et recours contre une autorisation environnementale

CAA Toulouse, 4e ch., 21 décembre 2023, n° 21TL03190 et n° 21TL03191, Assoc. Les Robins des bois de la Margeride

Cet arrêt illustre une application du délai raisonnable en matière d’autorisation environnementale (en l’occurrence une autorisation de défrichement).

La cour administrative d’appel pose, en rappelant le principe de sécurité juridique, que le recours contre une telle décision doit être formé dans un tel délai raisonnable, courant depuis la réalisation de la plus tardive des mesures de publicité, soit en l’espèce l’affichage de la décision, parfaitement visible depuis la voirie.

Un recours formé plus de deux ans après est ainsi irrecevable.

4 – L’introduction de l’instance : production de la décision attaquée

CE, 1re et 4e ch. réunies, 1er déc. 2023, n° 466579

Aux termes de l’article R. 412-1 du CJA, « la requête doit, à peine d’irrecevabilité, être accompagnée, sauf impossibilité justifiée, de l’acte attaqué ou, dans le cas mentionné à l’article R. 421-2 [c’est-à-dire lorsqu’est attaquée une décision implicite de rejet d’une demande] de la pièce justifiant de la date de dépôt de la réclamation ».

Le Conseil d’Etat avait déjà tracé la voie d’une application bienveillante de ce texte : il avait jugé que, pour satisfaire à l’obligation de production prescrite par le texte, il suffisait au justiciable qui avait déjà saisi l’administration d’un recours gracieux, de produire la pièce justifiant du dépôt de ce recours (accusé de réception ou récépissé postal) (CE, 3 juillet 1991, n° 89462, Lebon, p. 268).

Ensuite, la Haute juridiction administrative avait posé que des conclusions tendant à l’annulation du seul rejet du recours gracieux devaient être interprétées comme également dirigées contre la décision administrative initiale (CE, 7 mars 2018, n° 404079, Constr.-Urb. 2018, comm. 50, L. Santoni).

L’arrêt commenté parachève cette construction souple : dans le cas d’un recours contentieux consécutif à un recours hiérarchique ou gracieux, le justiciable peut se contenter de produire, soit la décision expresse de rejet de ce recours, soit, dans l’hypothèse de décision implicite de rejet, la justification de la date du dépôt de son recours gracieux ou hiérarchique. Ces pièces suffisent à rendre recevable le recours contre la décision initiale.

5 – REP : rejet par simple ordonnance présidentielle d’un recours prématuré

CE, 10e et 5e ch. réunies, 20 décembre 2023, n° 463151, Ass. La Quadrature du Net

Une décision sévère : le Conseil d’Etat pose que le président (du tribunal ou de la formation de jugement) peut rejeter par voie d’ordonnance le recours dirigé contre un refus de demande d’abrogation d’une décision municipale, quand le délai à l’issue duquel devait naître une décision implicite de rejet n’est pas encore écoulé.

La Haute juridiction a sans doute voulu lutter contre la multiplication des recours prématurés, alors qu’elle admet classiquement que la régularisation d’un recours puisse intervenir en cours d’instance, la requête devenant recevable par l’écoulement du délai de droit commun de deux mois (CE , 20 novembre 1964, Angelini, Lebon, p. 570 ; CE , 7 octobre 1977, Chaler et Racamier, Dr. adm. 1977, comm. 397).

Attention donc aux recours précipités !

Mais la décision d’irrecevabilité n’empêche évidemment pas de présenter un nouveau recours au juge administratif, dès que le délai de rejet implicite est écoulé. Donc, en voulant éviter la multiplication des recours, les juridictions administratives risquent fort d’avoir à connaître deux fois le même : le recours prématuré et celui formé dans les temps.

Pas sûr donc que cette jurisprudence soit bien judicieuse…

6 – Conseil d’Etat : invitation à régulariser !

CE, 5e et 6e ch. réunies, 21 novembre 2023, n° 470308

Par application combinée des articles R. 821-3, R. 822-5, R. 612-1 du code de justice administrative, un pourvoi devant le Conseil d’Etat n’est recevable que s’il est formé par ministère d’avocat aux Conseils.

Néanmoins, l’irrecevabilité ne peut être prononcée sans que la juridiction n’ait invité la partie elle‑même à régulariser le recours. Si un tel avis de régularisation a été adressé à son avocat, ou ne l’a pas été du tout, une demande de révision peut être présentée contre l’ordonnance de rejet du pourvoi.

Un arrêt particulièrement bienvenu qui s’inscrit dans le sillage du droit à un recours effectif protégé par l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

7 – Contentieux de la DUP : prononcé du sursis à statuer à fins de régularisation par l’administration

CAA Paris, 3e ch., 24 octobre 2023, n° 23PA03540, n° 23PA03538, n° 23PA03541 et n° 23PA03542, APHP

Une intéressante décision ! La cour administrative d’appel de Paris rappelle que le juge administratif, saisi de conclusions en annulation d’une DUP emportant mise en compatibilité d’un PLU, peut donner un délai à l’Administration pour purger le vice de procédure relevé, à condition qu’il constate le caractère infondé des autres moyens invoqués.

Cette décision est conforme à la jurisprudence du Conseil d’Etat qui a déjà jugé que le juge administratif, saisi d’un recours pour excès de pouvoir contre une déclaration d’utilité publique emportant mise en compatibilité d’un document d’urbanisme, pouvait, après avoir écarté les autres moyens, surseoir à statuer sur le moyen tiré d’un vice régularisable, en fixant un délai de régularisation (CE, 2e et 7e ch. réunies, 21 juillet 2022, n° 437634, Cne Grabels, Procédures 2022, comm. 263, obs. S. Deygas).

Une solution donc favorable à l’administration et permettant d’éviter la paralysie des projets d’utilité publique, à raison de simples vices régularisables.

8 – Irrecevabilité du recours d’un tiers contre une délégation de service public

CE, 7e et 2e ch. réunies, 24 octobre 2023, n° 470101, Sté Culturespace et Cne Baux‑de‑Provence

Le tiers à un contrat peut certes contester sa validité devant le juge administratif (CE, Ass, 4 avril 2014, n° 358994, Dpt Tarn-et-Garonne). Cette possibilité est cependant strictement encadrée, par la nécessité pour le tiers d’établir que le contrat lèse directement ses intérêts (CE, sect., 30 juin 2017, n° 398445). L’arrêt s’inscrit dans cette ligne : dans le cadre d’un litige relatif à une délégation de service public portant sur la mise en valeur culturelle et touristique d’un site de carrières, le Conseil d’Etat a jugé que ni la circonstance que la société requérante avait exploité le site par le passé, ni celle qu’elle pourrait se porter candidate à une éventuelle réattribution de la délégation au terme de celle en cours, ne suffisaient à justifier qu’elle serait lésée dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la poursuite de l’exécution de la convention.

III – MARD : médiation

1 – Médiation et suspension du délai du référé suspension

CE, 10e et 9e ch. réunies, 13 novembre 2023, n° 471898

Une décision qui apporte une précieuse précision en matière de médiation. Il faut distinguer entre médiation initiée entre les parties à leur initiative et médiation ordonnée par décision juridictionnelle. Seule la première suspend les délais de recours contentieux.

Le Conseil d’Etat fait ici une lecture très restrictive des textes qui a pour effet, en matière d’autorisation d’urbanisme et de médiation ordonnée par le juge, de conforter l’acquisition du délai de cristallisation, deux mois après la communication du premier mémoire en défense (sauf le pouvoir du juge d’en décider autrement), et de mettre obstacle à toute demande de référé suspension de l’acte attaqué, après l’écoulement du délai de l’article 600-3 du code de l’urbanisme.

2 – Médiation : quelle confidentialité des échanges ?

CE, avis, 14 novembre 2023, n° 475648, Sté grands travaux de l’océan indien et a.

Le Conseil d’État précise la portée du principe de confidentialité de la médiation prévu à l’article L. 213-2 du code de justice administrative. Ne doivent ainsi demeurer confidentielles, sauf accord contraire des parties et sous réserve des exceptions prévues, que « les seules constatations du médiateur et déclarations des parties recueillies au cours de la médiation, c’est-à-dire les actes, documents ou déclarations, émanant du médiateur ou des parties, qui comportent des propositions, demandes ou prises de position formulées en vue de la résolution amiable du litige par la médiation ». En revanche, peuvent être produits devant le juge administratif « d’autres documents, émanant notamment de tiers, alors même qu’ils auraient été établis ou produits dans le cadre de la médiation ».

Il s’agit notamment de documents procédant à des « constatations factuelles ou à des analyses techniques établis par un tiers expert à la demande du médiateur ou à l’initiative des parties dans le cadre de la médiation », à condition que ces documents « ne [fassent] pas état des positions exprimées par le médiateur ou les parties en vue de la résolution du litige dans le cadre de la médiation ».

La décision du juge administratif ne pourra évidemment s’appuyer que sur les documents qui ne sont pas couverts par la confidentialité des échanges en cours de médiation.

IV – Office du juge : pouvoir d’injonction

1 – Action de groupe : cessation d’un dommage causé par un manquement de l’administration

CE, ass., 11 octobre 2023, n° 454836, Amnesty International France et a.

Une décision à noter, parce que rendue en matière d’action de groupe créée par la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice.

A son origine, plusieurs associations et ONG avaient saisi le Conseil d’État d’une action de groupe, tendant à faire cesser la pratique des contrôles d’identité discriminatoires « au faciès ».

La Haute juridiction administrative rappelle que si le manquement est établi et les conditions de l’action de groupe, réunies, le juge peut enjoindre à la personne publique concernée d’y mettre fin « par toutes mesures utiles », ce qui est particulièrement large.

Mais le Conseil d’Etat recule immédiatement et fait valoir que ce pouvoir d’injonction est limité et, au cas d’espèce, excéderait les pouvoirs du juge administratif, car les mesures envisageables tendent, « en réalité », à opérer « une redéfinition générale des choix de politique publique » en matière de contrôle d’identité et impliqueraient des « modifications des relations entre les forces de police et l’autorité judiciaire, (…) ainsi que l’évolution des relations entre la police et la population ».

Seul le législateur pourrait donc intervenir. Action de groupe ainsi recevable, mais frilosité du Conseil d’Etat au regard de l’ampleur des conséquences que d’éventuelles injonctions revêtiraient.

2 – Office du juge de l’excès de pouvoir en cas de carence de l’administration

CE, ass., 11 octobre 2023, n° 467771 et n° 467781, Ligue des droits de l’Homme et a.

Une décision rendue le même jour que la précédente mais qui va dans le même sens, concernant l’office du juge en matière de REP : le juge a bien un pouvoir d’injonction, mais ne peut l’exercer qu’à condition de ne pas s’immiscer dans l’exercice du pouvoir politique.

Saisi de la décision implicite de refus du ministre de l’Intérieur de prendre toutes mesures utiles de nature à faire respecter l’obligation de port effectif et apparent de l’identifiant individuel (numéro RIO) par les agents de police et de gendarmerie, le Conseil d’Etat pose qu’il appartient au juge administratif « d’apprécier si le refus de l’administration (…) est entaché d’illégalité et, si tel est le cas, d’enjoindre à l’administration de prendre la ou les mesures nécessaires » sans qu’il lui appartienne « de se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou de leur enjoindre de le faire ».

En l’espèce, la décision de refus est néanmoins annulée et le Conseil d’Etat enjoint au ministre, dans un délai de douze mois, de prendre toutes mesures utiles de nature à faire respecter l’obligation querellée.

Le pouvoir d’injonction accordé au juge administratif est ainsi effectif, mais borné par le respect de la séparation des pouvoirs.

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