Droit des Affaires – Lettre n°16

L’essentiel

La Cour régulatrice a rendu plusieurs arrêts de principe ces derniers mois en droit des affaires. En droit des contrats, l’annulation pour erreur sur la substance a été admise pour des opérations de défiscalisation (1). En outre, la Cour de cassation a fait une première application de l’article 1216 alinéa 2 du code civil qui prévoit, que l’accord du contractant cédé peut être donné par avance, auquel cas la cession produit effet à l’égard du cédé lorsqu’il en est notifié ou en prend acte (2). En matière de cession de parts sociales, la Haute juridiction a consacré un droit d’appel, dans l’hypothèse de refus de désignation d’un expert sur le fondement de l’article 1843-4 du code civil (6) et elle a précisé l’étendue du pouvoir juridictionnel du président, saisi sur le fondement de l’article 1843-4 du code civil (5). En droit bancaire, la Cour régulatrice a, par un arrêt de principe, rappelé le caractère impératif du monopole bancaire en matière d’opérations de crédit, tout en atténuant les conséquences, en termes d’annulation de prêts consentis en méconnaissance du monopole, de l’interdiction opposée à tous autres opérateurs que les banques (7). Elle a exclu la clause de conciliation préalable et la compensation comme exceptions inhérentes à la dette, en matière de cautionnement (11). Et, en droit des entreprises en difficulté, la Cour de cassation a précisé l’étendue de la règle de l’interdiction des poursuites individuelles en liquidation judiciaire (13) et le domaine de l’action en revendication (14).

DROIT DES CONTRATS

1 – Erreur sur la substance et opération de défiscalisation

Com. 22 juin 2022, n° 20-11.846, FS-B

Des particuliers avaient acquis, dans le cadre d’une opération de défiscalisation, des quirats (parts de propriété indivis) de navire. L’administration fiscale leur ayant refusé l’avantage fiscal escompté, les acquéreurs ont poursuivi l’annulation de la vente et l’indemnisation de leur préjudice. La Cour de cassation leur donne raison sur le terrain de l’erreur, la défiscalisation constituant une qualité substantielle de l’acquisition des quirats, d’ailleurs convenue comme telle entre les parties. Pour la Haute juridiction, une telle convention peut être expresse ou tacite et l’annulation est encourue, dès lors que la défiscalisation était exclue au jour la vente. A l’heure où de simples particuliers sont de plus en plus souvent alléchés par des investissements en défiscalisation proposés par des promoteurs ou des établissements de crédit, la Cour de cassation ouvre une possibilité d’annulation fondée sur l’erreur sur la substance. Nul doute que cette jurisprudence doit être étendue à toutes opérations de défiscalisation, notamment immobilière. Les professionnels devront ainsi veiller à l’effectivité de la défiscalisation promise, sous peine d’annulation du contrat – et de toute l’opération, dans l’hypothèse de contrats interdépendants.

2 – Cession de contrat : accord du cédé donné par avance et notification de la cession

Com. 9 juin 2022, n° 20-18.490, FS-B

L’arrêt est intéressant, car il s’agit d’une première application de l’article 1216 du code civil qui prévoit, dans son deuxième alinéa, que l’accord du contractant cédé peut être donné par avance, auquel cas la cession produit effet à l’égard du cédé lorsqu’il en est notifié ou en prend acte. La Cour de cassation pose en principe, dans une espèce où aucune notification formelle n’était intervenue, que la prise d’acte par le cédé procède du simple paiement, par lui, entre les mains du cessionnaire de contrat. Une telle solution est logique, aucun formalisme n’étant requis par le texte pour une telle prise d’acte dont la preuve peut ainsi se faire par tout moyen. Elle est également opportune, la circulation de contrat étant ainsi facilitée, tout en préservant les droits du cédé.

3 – Effet relatif du contrat : l’héritier ne peut agir sur un terrain délictuel, en invoquant un manquement contractuel subi par son auteur, que s’il peut se prévaloir d’un préjudice personnel

Com. 15 juin 2022, n° 19-25.750, FS-B

Dans cet arrêt, la Cour régulatrice s’appuie sur les règles classiques en matière de manquement contractuel invoqué par un tiers, en les appliquant au droit successoral. Les héritiers peuvent invoquer un déficit d’information et de conseil subi par leur mère défunte du chef de banques prêteuses, en s’appuyant sur le terrain contractuel et en exerçant l’action successorale prévue à l’article 724 du code civil. Mais s’ils placent leur action sur le terrain délictuel, le manquement contractuel ne peut être invoqué par eux que s’il leur a causé un préjudice personnel. Tel n’est pas le cas d’héritiers qui auraient pu exercer l’action successorale prévue à l’article 724 du code civil.

4 – Agent commercial personne morale : déloyauté, faute grave et changement du gérant sans agrément ou information du mandant

Com. 29 juin 2022, n° 20-11.952, FS-B

Com. 29 juin 2022, n° 20-13.228, FS-B

Ces deux arrêts visent l’hypothèse dans laquelle le mandataire est une personne morale et où le contrat d’agence a été conclu en considération de la personne de son gérant ou de son principal animateur. Si celui-ci vient à changer et que la personne morale omet d’en avertir la personne morale, ou de solliciter son agrément, si celui-ci est contractuellement prévu, l’agent a manqué à son obligation de loyauté et il en résulte une atteinte à l’intérêt commun du mandat, justifiant sa résiliation sans indemnités pour faute grave, peu important l’allégation selon laquelle l’ancien gérant continuerait à exercer une gérance de fait.

DROIT DES SOCIETES

5 – Cession de parts sociales : étendue du pouvoir juridictionnel du président saisi sur le fondement de l’article 1843-4 du code civil

Com. 25 mai 2022, n° 20-18.307, FS-B

L’on sait que l’article 1843-4 du code civil a pour objet d’autoriser le président du tribunal judiciaire ou de commerce à désigner un expert chargé d’évaluer, dans l’hypothèse notamment de contestation, les parts sociales devant être cédées. Si une telle désignation est prescrite par la convention des parties, s’est posée la question de savoir si le président est compétent pour en apprécier la validité. Non, répond la Cour de cassation : dans cette hypothèse, le président est tenu de prononcer le sursis à statuer sur la désignation d’expert, dans l’attente de la décision du tribunal compétent, saisi à l’initiative de la partie la plus diligente. Une telle solution est logique : le pouvoir juridictionnel du président se limite à la vérification de la réunion des conditions d’application de l’article 1843-4 du code civil et il n’est pas compétent pour examiner la validité de la convention en exécution de laquelle il a été saisi.

6 – Refus du juge de désigner un expert sur le fondement de l’article 1843-4 du code civil : l’appel est ouvert et non plus seulement la voie de l’appel-nullité

Com. 25 mai 2022, n° 20-14.352, FS-B

C’est un revirement complet qu’opère la Cour de cassation, mais seulement dans l’hypothèse de refus de désignation d’un expert par le président. Traditionnellement, aucun recours n’était ouvert contre une telle décision, sauf la voie de l’appel-nullité. Désormais, un véritable appel est ouvert, dans le but, dévoilé par la Cour régulatrice elle‑même, d’éviter les solutions de blocage. Elle ajoute que, d’ailleurs, l’article 1843-4 du code civil ne prohibe pas une différence de régime entre une décision de désignation d’expert et une décision de refus, la fermeture de l’appel se justifiant seulement dans le premier cas, dans un objectif de célérité. La Haute juridiction précise, en outre et au rebours encore de ce qu’elle avait décidé jusque-là (mais en matière d’appel-nullité), que la cour d’appel, qui infirme la décision de refus de désignation, peut elle-même désigner l’expert chargé d’évaluer les parts sociales contestées. En effet, ce pouvoir nouveau est cohérent avec la voie d’un véritable appel, ce qui n’était pas le cas auparavant avec un simple appel-nullité.

DROIT BANCAIRE

7 – Monopole bancaire et opérations de crédit non autorisées : pas d’annulation du prêt

Com. 15 juin 2022, n° 20-22.160, FS-B

Cet arrêt rappelle opportunément qu’en application de l’article L. 511-5 du code monétaire et financier, il est interdit à toute personne autre qu’un établissement de crédit d’effectuer des opérations de banque à titre habituel. En l’espèce, une société, précisant procéder ainsi habituellement, avait consenti à son client avec lequel elle était liée par un contrat d’approvisionnement exclusif, une ouverture de crédit qu’elle estimait indissociable du contrat d’approvisionnement. La Cour de cassation lui a rappelé que cette activité de crédit pratiquée à titre habituel lui était interdite, mais a précisé cependant que le fait que l’opération de crédit ait été conclue en méconnaissance de cette interdiction n’était pas de nature à en entraîner l’annulation. Une solution heureuse : elle rappelle les termes du monopole bancaire, tout en limitant des annulations en série de prêts conclus en méconnaissance de ce monopole.

8 – Acquisition ou cession de créances par un organisme de financement : mentions du bordereau

Com. 25 mai 2022, n° 20-16.042, FS-B

La Cour de cassation se prononce une nouvelle fois en matière de titrisation et de cession d’un bloc de créances par bordereau. Une telle opération est simple et efficace, même si la Haute juridiction a récemment rappelé que les créances cédées doivent être identifiées de manière fiable (Com. 19 janvier 2022, pourvoi n° 20-14619). L’arrêt du 25 mai 2022, tout en rappelant ce principe, précise que les procédés d’identification proposés par l’article D. 214-227, 4° du code monétaire et financier ne sont ni impératifs ni exhaustifs. Une telle solution est logique car le texte indique clairement certains modes d’identification des créances à titre d’exemples. La Cour de cassation en déduit logiquement que l’identification des créances cédées peut intervenir « au moyen de références chiffrées ». La solution peut sans aucun doute être étendue à la cession de créances professionnelles.

11 – Cautions associées d’une société civile : la créance de dommages-intérêts dont un établissement de crédit est redevable à l’égard de l’une des cautions n’éteint pas la dette, mais entraîne seulement compensation au profit de la seule caution concernée

Com. 6 juillet 2022, n° 20-17.279, FS-B

Dans cet arrêt, la chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé le régime applicable à une action en contribution au passif exercée par un établissement bancaire contre des associés cautions des dettes d’une société civile. Les faits étaient les suivants : un établissement financier avait octroyé divers concours à une SCEA et s’était fait consentir deux cautionnements par des associés de la société. La société ayant été mise en redressement judiciaire, la banque s’est retournée vers les associés pour obtenir paiement des sommes qui lui étaient dues et, spécialement, contre les deux cautions. L’une d’elles avait obtenu la condamnation de l’établissement de crédit à l’indemniser. Actionnées, les cautions ont pensé pouvoir en tirer argument pour voir constater l’extinction de la dette. La Cour de cassation leur répond sans surprise que la compensation qui pouvait être invoquée par l’une des cautions à son profit ne constituait pas une exception inhérente à la dette, mais éteignait seulement, à due concurrence, l’obligation de la caution créancière de dommages-intérêts.

12 – Cautionnement : disproportion de l’engagement de caution appréciée entre époux

Com. 6 juillet 2022, n° 20-17.355, FS-B

La question de la disproportion d’un engagement de caution souscrit par des époux a déjà suscité une jurisprudence assez abondante.

L’arrêt vient apporter une précision intéressante, dans l’hypothèse où les époux n’ont pas déclaré leurs biens et revenus séparément à l’organisme de crédit et en ont fait masse.

En effet il indique que la disproportion de leur engagement peut être appréciée globalement, dès lors qu’aucun des époux n’a allégué une disproportion en regard de ses seuls biens et revenus.

ENTREPRISES EN DIFFICULTE

13 – Liquidation judiciaire : seules les actions en paiement sont interdites ou suspendues

Com. 15 juin 2022, n° 21-10.802, FS-B

L’arrêt vient apporter une précision intéressante relativement à l’étendue de l’arrêt des poursuites individuelles en liquidation judiciaire. Des acquéreurs d’un bien en l’état futur d’achèvement auprès d’une SCI mise en liquidation judiciaire avant la livraison du bien, avaient assigné la venderesse en résolution de la vente. La Cour de cassation pose que cette action échappe au principe de l’arrêt des poursuites individuelles : l’action en résolution d’un contrat pour inexécution d’une obligation autre qu’une obligation de payer une somme d’argent (en l’occurrence il s’agissait de l’obligation de la SCI de livrer le bien) n’est ni interrompue ni interdite par le jugement qui ouvre la liquidation judiciaire, peu important que les acquéreurs aient également demandé la restitution des sommes déjà payées au vendeur.

14 – Liquidation judiciaire : demande de restitution de meubles présentée avant l’ouverture de la procédure collective

Com. 9 juin 2022, n° 21-10.309, FS-B

La Cour de cassation rappelle une règle qui avait déjà été posée dans un arrêt isolé (Com. 3 décembre 2003, pourvoi n° 01-02.497) : lorsqu’une action en restitution d’un bien se trouvant entre les mains du débiteur a été engagée avant l’ouverture de la procédure collective, elle relève des seules règles relatives aux instances en cours et échappe donc à la procédure de revendication. La seule obligation du demandeur est ainsi de mettre en cause dans l’instance les organes de la procédure collective. Cette solution n’est manifestement pas cantonnée par la Haute juridiction à la liquidation judiciaire et a une portée générale.

15 – Vérification des créances : étendue du pouvoir juridictionnel du juge du fond et effet dévolutif en appel

Com. 9 juin 2022, n° 20-22.650, FS-B

Un arrêt intéressant qui précise l’étendue du pouvoir juridictionnel du juge du fond saisi d’une contestation de créance qui excède le pouvoir de vérification du juge-commissaire. Si le juge du fond ne peut prononcer l’admission de la créance (le juge‑commissaire est seul compétent pour le faire, sauf instance en cours) et que son jugement est annulé de ce fait pour excès de pouvoir, la cour d’appel est, par l’effet dévolutif, saisie de l’entière connaissance des contestations soulevées, peu important que l’admission de la créance ait été également demandée, la connaissance des contestations et l’admission de la créance étant divisibles, la contestation devant simplement être tranchée avant l’admission de la créance.

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