Droit du Travail – Lettre n°20

Au cours de l’année 2022, la Cour de cassation a rendu des arrêts déterminants concernant le respect des droits fondamentaux des salariés dans l’entreprise. Il est proposé d’en présenter certains d’entre eux, qui confirment le souci de la Cour de cassation de concilier les attentes légitimes du salarié et les contraintes inhérentes à l’entreprise.

I – LIBERTE D’EXPRESSION

Les règles en la matière sont désormais bien fixées par la Cour de cassation.

La liberté d’expression est une liberté publique consacrée par l’article 10 de la CEDH, et en application de l’article L. 1121 1 du Code du travail, le salarié jouit, dans l’entreprise et hors de celle-ci, de sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées.

L’exercice de cette liberté ne doit toutefois pas dégénérer en abus : le salarié qui s’exprime de manière injurieuse, excessive ou diffamatoire commet une faute qui peut justifier une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement.

En 2022, la Cour de cassation a apporté des précisions importantes.

1) La sanction du licenciement prononcé pour un motif lié à l’exercice légitime de la liberté d’expression est la nullité

Pour la première fois, dans un arrêt du 16 février 2022 (pourvoi n° 19-17.871), la Cour de cassation énonce clairement que le licenciement sanctionnant l’exercice légitime par le salarié de sa liberté d’expression est nul, et non seulement dépourvu de cause réelle et sérieuse. La solution ne surprend pas puisque la Cour de cassation admet de longue date la nullité du licenciement prononcé en violation d’une liberté fondamentale. Cette jurisprudence a été d’ailleurs transposées à l’article L. 1235-3-1 du Code du travail, issu de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, qui prévoit désormais expressément la nullité de tout licenciement prononcé en violation d’une liberté fondamentale.

Dans un arrêt du 29 juin 2022 (pourvoi n° 20-16.060), la Cour de cassation a réaffirmé que le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l’exercice, par le salarié, de sa liberté d’expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement. Consécutivement, et c’est l’un des enjeux, les plafonds d’indemnisation fixés par l’article L. 1235-3 du Code du travail ne s’appliquent pas. L’on notera l’effet contaminant de cette atteinte : le juge ne peut pas se prononcer sur la valeur des autres griefs énoncés dans la lettre de licenciement.

2) L’abus de la liberté d’expression dans des propos relatifs à l’entreprise

Dans un arrêt du 1er juin 2022 (pourvoi n° 21 10.330), la Cour de cassation approuve la cour d’appel d’avoir jugé que les propos tenus dans des courriels par la salariée en sa qualité de responsable des ressources humaines auprès d’une autre salariée, en ce qu’ils avaient un caractère outrancier, injurieux et dénigrant, justifiaient le licenciement pour faute grave.
Cet arrêt donne l’occasion à la Cour de cassation de rappeler que si le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de sa vie privée, l’employeur peut toujours consulter, hors la présence du salarié, les fichiers présents sur l’ordinateur professionnel de celui ci, qui n’ont pas été identifiés comme personnels, et les utiliser à son encontre s’ils ne relèvent pas de sa vie privée.

C’est de même, selon un arrêt du 15 juin 2022 (pourvoi n° 21 10.572), le caractère dénigrant et diffamatoire de propos mensongers d’un salarié mettant en cause les dirigeants de l’entreprise et adressés à un autre salarié en dehors du temps et du lieu de travail, qui justifie le licenciement prononcé.

En revanche, dans l’arrêt du 29 juin 2022 (pourvoi n° 20-16.060), la Cour de cassation donne un nouvel exemple de l’exercice non abusif de la liberté d’expression : un salarié exerçant les fonctions de directeur général d’une filiale étrangère du groupe, a été licencié pour avoir multiplié les accusations graves sur de possibles faits de corruption et des manquements aux règles de sécurité. L’abus de liberté d’expression est écarté et le licenciement injustifié, dès lors que les faits étaient dénoncés dans un courrier non publié au delà du seul périmètre du destinataire employeur, et que les termes employés n’étaient ni injurieux, ni excessifs, ni diffamatoires à l’égard de l’employeur et du supérieur hiérarchique.

Dans l’arrêt du 9 novembre 2022 (pourvoi n° 21 15.208), un cadre dirigeant avait émis des critiques sur la politique de management et partant refusé de participer aux valeurs “fun and pro” de l’entreprise (séminaire annuel, célébration des succès, partage des passions personnelles) ainsi qu’à divers excès et dérapages encouragés par les associés. La Cour de cassation considère que le licenciement en lien avec ce refus, est une atteinte à la liberté d’expression et d’opinion, et en tant que tel susceptible d’annulation.

3) La liberté d’expression de l’animateur télé s’efface devant la violence sexiste

Par l’arrêt du 20 avril 2022 (pourvoi n° 20 10.852), la Cour de cassation a tranché une affaire connue : il s’agit de licenciement de l’humoriste qui, après une blague sexiste sur la chaîne C8, s’était vanté du buzz ainsi provoqué auprès d’un collègue, et avait adopté une attitude déplacée vis-à-vis d’une candidate lors de l’animation du jeu télévisé dénommé « les Z’amours » diffusé en direct sur France 2, et ce malgré les mises en garde de son employeur.

La Cour de cassation rappelle que si la rupture du contrat de travail, motivée par les propos tenus par le salarié, constitue manifestement une ingérence de l’employeur dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10, § 1, de la CEDH, il appartient cependant au juge de vérifier si, concrètement, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique, et, ainsi, d’apprécier la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif.

En l’espèce, le licenciement n’est pas disproportionné et ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d’expression du salarié, compte tenu de l’impact potentiel des propos du salarié reflétant une banalisation des violences à l’égard des femmes, et poursuivait le but légitime de lutte contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques, et celui de la protection de la réputation de l’employeur.

II – DISCRIMINATION ET STEREOTYPES DE GENRE

Dans l’arrêt du 23 novembre 2022 (pourvoi n° 21 14.060), il s’agissait d’un litige opposant un steward afro-caribéen et une compagnie aérienne lui ayant interdit sa coiffure de tresses africaines nouées en chignon et lui ayant imposé le port d’une perruque. La compagnie se fondait sur son manuel de port de l’uniforme du personnel navigant imposant aux hommes une coupe courte et nette, et autorisant aux femmes les tresses africaines à condition d’être retenues en chignon.

La Cour de cassation censure l’arrêt de la cour d’appel qui avait refusé de retenir la discrimination au motif que l’image de marque de la compagnie permettait des différences de traitement. La Cour de cassation estime que le fait pour l’employeur de restreindre la liberté de ses salariés de sexe masculin dans leur façon de se coiffer constitue une discrimination fondée sur le sexe.

L’on voit dans cet arrêt une avancée en faveur des libertés des salariés ; même si la solution se limite à une profession particulière devant porter un uniforme pour être identifiée par la clientèle, l’arrêt souligne bien que le manière de se coiffer n’est ni une partie de l’uniforme, ni son prolongement.

III – LIBERTE RELIGIEUSE

1) La liberté d’expression et les missions locales pour l’insertion professionnelle et sociale des jeunes en difficulté

Un salarié, conseiller d’insertion sociale et professionnelle, mis à disposition d’une commune pour une mission locale, avait été licencié pour faute grave après avoir publié sur son compte Facebook, sous son nom propre accessible au public, une critique de partis politiques et des appels à la diffusion du Coran, accompagnée de citations appelant à la violence, laissant entendre que sa foi primait sur la loyauté à l’égard de l’Etat.

L’arrêt du 19 octobre 2022 (pourvoi n° 21 12.370) retient que les principes de laïcité et de neutralité du service public s’appliquent à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux ci sont assurés par des organismes de droit privé. Leurs salariés de droit privé sont donc soumis à une obligation de réserve en dehors de l’exercice des fonctions. Or, ce devoir de réserve hors service doit se concilier avec la liberté d’expression, fût elle religieuse, du salarié.
Dans cette affaire, la Cour de cassation censure la cour d’appel qui avait retenu, par une motivation générale, que l’obligation de réserve ne s’applique pas à l’expression publique de la foi en dehors du service. Les juges du fond devront donc rechercher au cas par cas, si la tonalité des propos et leur publicité caractérisent ou non un manquement à cette obligation de réserve.

2) La liberté religieuse cède devant une « exigence professionnelle essentielle et déterminante »

Dans l’arrêt du 19 janvier 2022 (pourvoi n° 20 14.014), un salarié chef d’équipe dans une entreprise de nettoyage, avait refusé une mutation sur le site d’un cimetière en invoquant ses convictions religieuses hindouistes lui interdisant de travailler dans un tel lieu. Il avait alors fait l’objet d’une mutation disciplinaire sur un autre site. Refusant celle ci, il a été licencié. Saisie d’une demande en nullité de la mutation disciplinaire et partant du licenciement consécutif, la cour d’appel a retenu le caractère discriminatoire de la mutation, estimant que l’employeur aurait pu lui proposer une affectation compatible avec ses convictions religieuses puisqu’était disponible le poste proposé au titre de la sanction.

La Cour de cassation n’approuve pas ce raisonnement et retient que la mutation disciplinaire était justifiée par une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » au sens de l’article 4, § 1, de la directive 2000/78 du Conseil du 27 novembre 2000 (portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail). Pour juger ainsi, elle a pris en considération l’activité du salarié, chef d’équipe, la légitimité de la clause de mobilité et le caractère proportionné au but recherché de la mesure disciplinaire, à savoir le maintien de la relation de travail par l’affectation du salarié sur un autre site de nettoyage.

La Cour de cassation cherche à trouver le point d’équilibre entre les prescriptions religieuses auxquelles se conforme l’intéressé en raison de ses convictions et l’exercice par l’employeur de son pouvoir de direction. Il est donc attendu de l’employeur qu’il recherche un certain équilibre entre les attentes du salarié à satisfaire en vertu de la liberté religieuse et les contraintes inhérentes à l’entreprise.

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