Nicolas Boullez Paris

Droit Social – Lettre n°27

L’essentiel

Les derniers mois ont été riches en décisions notables rendues par la chambre sociale de la Cour de cassation.

Tout d’abord, la preuve est à l’honneur : rappel de l’admission conditionnelle de la preuve déloyale ou illicite (I.1) et refus de levée du secret médical, sans nécessité absolue de preuve (I.2).

Ensuite, la chambre sociale a confirmé la rigueur de sa jurisprudence en matière de forfait-jours et de contrôle de la charge de travail du salarié par l’employeur (II.1 et II.2).

En outre, elle a apporté deux précisions sur la mise en œuvre de la garantie d’évolution des salaires créée par la loi du 17 août 2015 au profit de certains salariés protégés (III.2).

Il a aussi été jugé, dans l’hypothèse d’inaptitude du salarié, que le médecin inspecteur du travail peut être désigné comme expert, sans méconnaître le droit de l’employeur à un procès équitable (V.1).

Et un départ en retraite volontaire qui s’analyse en principe en une démission, n’exclut pas une requalification en prise d’acte produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse (VI.1).

Après la rupture du contrat de travail, le salarié qui viole la clause de non‑concurrence qui le liait à son ancien employeur, ne peut plus prétendre à la contrepartie financière de celle-ci (VI.3).

Enfin, des précisions apportées par la Cour de cassation en matière de prescription de l’action en requalification ou en contestation de la rupture du contrat de travail et de dispositions transitoires (VI.4).

I – LA PREUVE EN MATIERE DE CONTRAT DE TRAVAIL

1 – La preuve illicite ou déloyale

Soc. 17 janvier 2024, pourvoi n° 22-17.474, FR-B

La chambre sociale rappelle certains principes récents, mais déjà connus : l’illicéité d’une preuve ou la déloyauté ayant permis son obtention, ne conduisent pas nécessairement à son rejet des débats.

La Haute juridiction donne à nouveau aux juges, de manière très didactique, les clés qui doivent conduire à écarter cette preuve ou, au contraire, à l’accueillir : ils doivent mettre en balance le droit à la preuve (qui suppose que l’élément produit soit indispensable au soutien des prétentions du salarié ou de l’employeur) et les intérêts antinomiques en présence, la production de la preuve illicite ou déloyale devant être strictement proportionnée au but poursuivi.

Est ainsi écartée la production d’un enregistrement clandestin d’une séance du CHSCT qui n’était pas indispensable au soutien des prétentions du salarié, suffisamment étayées par ailleurs.

Une décision qui se situe dans le prolongement de la jurisprudence de la chambre sociale qui a déjà admis que le droit à la vie privée du salarié pouvait céder devant la nécessité de la preuve pour l’employeur (Soc. 4 octobre 2023, pourvoi n° 21-25.452).

Admission donc de la preuve illicite ou déloyale, laquelle doit cependant être prise avec des pincettes, puisqu’elle est conditionnée à sa proportionnalité et à sa nécessité.

2 – La levée du secret médical

Soc. 20 décembre 2023, pourvoi n° 21-20.904, FS-B

Qu’en est-il des preuves produites par le salarié, lorsqu’elles sont couvertes par le secret médial ?

La réponse de la chambre sociale est sans ambiguïté : il résulte des dispositions combinées des articles L. 1110-4, alinéa 2 du code de la santé publique et L. 1234-1 du code du travail que la production en justice de documents couverts par le secret médical ne peut être justifiée que lorsqu’elle est indispensable à l’exercice des droits de la défense et proportionnée au but poursuivi.

Tel n’est pas le cas de la production, par une salariée tenue par une obligation de confidentialité, de documents de patients couverts par le secret médical, sans qu’ils aient été anonymisés et sans suppression des données sensibles.

La prévalence des droits de la défense sur le secret professionnel, est ainsi spécialement encadrée lorsque le secret médical est en jeu, les patients ne devant évidemment pas voir leurs données médicales s’étaler sur la place publique ; seule une nécessité absolue de preuve pourrait permettre de déroger à cet impératif.

II – L’EXECUTION DU CONTRAT DE TRAVAIL : LE FORFAIT-JOURS ET LA CHARGE DE TRAVAIL IMPOSEE AU SALARIE

1 – La conclusion du forfait-jours : conformité nécessaire aux prescriptions de l’article L. 3121-64 II du code du travail

Soc. 10 janvier 2024, pourvoi n° 22-15.782, FS-B

La conclusion d’un contrat de travail en forfait-jours est strictement encadrée, pour ne pas léser les droits du salarié. Depuis la loi El Khomri du 8 août 2016, une convention individuelle de forfait-jours doit, à peine de nullité, être fondée sur un accord collectif qui détermine notamment les modalités de contrôle de la charge de travail pesant sur le salarié, afin qu’elle ne soit pas excessive (art. L. 3121-64, II, 1° et 2° du code du travail).

Si un tel accord n’existe pas ou est insuffisant, l’employeur peut quand même conclure une convention de forfait-jours avec un salarié, à condition que soit établi un document de contrôle des jours travaillés, pouvant être renseigné par le salarié sous la responsabilité de l’employeur. Celui-ci doit aussi s’assurer que la charge de travail du salarié est compatible avec le respect des temps de repos hebdomadaires et quotidiens et, enfin, organiser un entretien annuel spécifique (art. L. 3121‑65 code du travail).

Au cas d’espèce, l’accord collectif prévoyant le recours au forfait-jours dans l’entreprise n’était pas conforme aux prescriptions légales relatives au suivi de la charge de travail et les mesures prises par l’employeur en ce domaine étaient insuffisantes. La convention de forfait-jours a donc été annulée.

Une solution bienvenue qui rappelle que la convention de forfait-jours ne dispense pas l’employeur de son obligation de veiller à ce que son salarié supporte une charge de travail raisonnable.

2 – Forfait-jours : entretien annuel

Soc. 10 janvier 2024, pourvoi n° 22-13.200, FS-B

Un arrêt qui se situe dans le prolongement du précédent et met l’accent sur l’importance de l’entretien individuel en matière de charge du travail du salarié soumis au forfait-jours.

Aux termes de l’article L. 3121-60, dont les dispositions sont d’ordre public, la Cour de cassation rappelle que l’employeur doit s’assurer régulièrement que la charge de travail du salarié est raisonnable et permet une bonne répartition dans le temps de son travail et souligne, ce qui constitue l’apport principal de l’arrêt, que cette obligation ne cède pas face à de prétendues contraintes d’entreprise.

En l’espèce, le salarié avait signalé lors de son entretien annuel une charge trop importante de travail et un défaut de respect récurrent du repos hebdomadaire. La convention de forfait-jours est annulée, la chambre sociale estimant que le défaut de respect par l’employeur de ses obligations en matière de charge de travail, ne pouvait être excusé par les contraintes de l’entreprise (le salarié était directeur d’hôtel).

La Cour régulatrice applique donc strictement, et c’est heureux, les prescriptions légales en matière de charge de travail des salariés soumis à un forfait-jours, même dans des secteurs soumis à des contraintes de travail particulières.

III – EXECUTION DU CONTRAT : SALAIRES

1 – Rémunération forfaitaire : inclusion des congés payés et paiement des jours de fermeture de l’établissement

Soc. 29 novembre 2023, pourvoi n° 22-10.494, FS-B

L’espèce était particulière : la salariée travaillait comme réceptionniste dans un cabinet médical qui fermait 12 semaines par an, si bien qu’outre ses cinq semaines de congés payés annuels légaux, elle disposait de 7 semaines supplémentaires correspondant à la fermeture de l’entreprise. Son employeur lui versait, par application d’une clause du contrat de travail, quel que soit le nombre de jours de congés inclus dans le mois, une rémunération mensuelle constante de 1.800 € bruts, incluant l’indemnisation des congés payés. Licenciée, la salariée saisit le conseil de prud’hommes en faisant valoir que cette clause de rémunération ne lui était pas opposable et elle réclame l’indemnisation séparée de ses 5 semaines de congés payés annuels, outre celle des 7 semaines de fermeture de l’établissement.

La chambre sociale lui donne raison, en s’appuyant sur la jurisprudence européenne (CJUE, 16 mars 2006, Robinson-Steele e.a, C-131/04 et Clarke e.a, C-257/04). La clause du contrat de travail n’était pas suffisamment claire et transparente, la rémunération du travail effectif devant être bien distinguée de l’indemnisation des congés payés légaux et de celle des jours de fermeture de l’établissement, réglée à l’article L. 3141-31 du code du travail.

La leçon à tirer de cet arrêt : s’il est possible d’inclure l’indemnité de congés payés dans la rémunération forfaitaire lorsque des conditions particulières le justifient, cette inclusion doit résulter d’une clause contractuelle transparente et compréhensible.

2 – Augmentation de la rémunération des salariés protégés et lutte contre la discrimination syndicale

Soc. 20 décembre 2023, pourvoi n° 22-11.676, FS-B

La loi n° 2015-994 du 17 août 2015 a créé, pour certains élus du personnel et représentants syndicaux, une garantie d’augmentation des salaires destinée à lutter contre la discrimination syndicale.

Le système est le suivant : lorsque le nombre d’heures de délégation dont dispose un salarié sur l’année dépasse 30 % de la durée de travail fixée dans son contrat de travail ou, à défaut, de la durée applicable dans l’établissement, le travailleur bénéficie, à défaut d’accord collectif de branche ou d’entreprise déterminant des garanties d’évolution de la rémunération des salariés concernés au moins aussi favorables, d’une évolution de rémunération au moins égale, sur l’ensemble de la durée de son mandat, aux augmentations générales et à la moyenne des augmentations individuelles perçues pendant cette période par les salariés relevant de la même catégorie professionnelle et dont l’ancienneté est comparable ou, à défaut de tels salariés, aux augmentations générales et à la moyenne des augmentations individuelles perçues dans l’entreprise (art. L. 2141-5-1 du code du travail).

La chambre sociale précise que le respect de la garantie d’évolution de la rémunération des salariés mandatés s’apprécie pour chaque année du mandat et non à la fin de celui-ci. Elle ajoute que les salariés appartenant à la même catégorie professionnelle et dont l’ancienneté est comparable, sont ceux qui relèvent du même coefficient dans la classification applicable à l’entreprise pour le même type d’emploi, engagés à une date voisine ou dans la même période.

Deux précisions utiles ainsi apportées par la Cour de cassation sur le fonctionnement de la garantie d’évolution des salaires créée au profit de certains salariés protégés.

IV – TRANSFERT D’ENTREPRISE ET DISCRIMINATION SYNDICALE

Soc. 20 décembre 2023, pourvoi n° 22-12.381, FS-B

Le transfert du contrat de travail peut être l’occasion, pour le nouvel employeur, de vérifier si un salarié protégé n’avait pas été victime de discrimination salariale ; il doit alors ajuster la rémunération de celui-ci, sans qu’il puisse en être déduit une présomption de discrimination antérieure au transfert du contrat.

Une solution de bon sens : le nouvel employeur ne peut être tenu des agissements éventuellement discriminatoires des employeurs précédents du salarié protégé.

V – INAPTITUDE DU SALARIE

1 – Droit à un procès équitable et mesure d’instruction confiée au médecin inspecteur du travail

Soc. 10 janvier 2024, pourvoi n° 22-13.464, FS-B

Pour la chambre sociale, confier une mesure d’instruction, en suite d’un avis d’inaptitude, au médecin inspecteur du travail, conseil des inspecteurs du travail, ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable, dès lors que l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme ne garantit que le droit à un « tribunal » impartial. Les critères d’impartialité et d’indépendance sont néanmoins des qualités attendues d’un expert.

Mais, pour la chambre sociale, le droit à un procès équitable lors de la mesure d’instruction est garanti par les textes qui permettent à l’employeur de récuser le médecin expert (art. R. 4624-45-2 du code du travail) ou de mandater lui-même un médecin chargé de prendre connaissance des éléments médicaux ayant fondé les avis, propositions, conclusions écrites ou indications émis par le médecin du travail (art. L. 4624-7-2 du code du travail).

Le droit à un procès équitable est donc respecté.

2 – Inaptitude du salarié à tout emploi dans l’établissement et reclassement

Soc. 13 décembre 2023, pourvoi n° 22-19.603, FS-B

Un arrêt qui rappelle que l’employeur n’est dispensé de rechercher un reclassement pour le salarié que si celui-ci est déclaré par le médecin du travail inapte à tout emploi.

Tel n’est pas le cas du salarié déclaré seulement inapte à un emploi dans l’un des établissements de l’employeur qui doit ainsi rechercher son reclassement sur un autre site de l’entreprise. Une solution qui n’est pas nouvelle (Soc. 13 septembre 2023, pourvoi n° 22-12.970), mais qui a le mérite de rappeler la rigueur de l’obligation de reclassement qui pèse sur l’employeur, surtout lorsque l’entreprise dispose de plusieurs établissements.

3 – Salarié inapte qui n’a été ni reclassé, ni licencié : versement du salaire correspondant à son ancien emploi

Soc. 10 janvier 2024, pourvoi n° 21-20.229, FS-B

Quelle obligation salariale pour l’employeur d’un salarié déclaré inapte à un emploi qui a refusé la proposition – adaptée – de reclassement qui lui a été faite ?

L’arrêt répond à cette question : le salarié non reclassé à l’issue du délai d’un mois depuis la date de la visite médicale de reprise ou qui n’a pas été licencié, doit percevoir le salaire qui était le sien avant la suspension de son contrat de travail. L’employeur qui a rempli son obligation de reclassement doit donc licencier rapidement le salarié qui a refusé la proposition qui lui a été faite, faute de quoi la relation de travail reprend ses effets du seul point de vue salarial – car le travailleur, lui, ne peut plus occuper son ancien emploi.

VI – RUPTURE DU CONTRAT DE TRAVAIL

1 – Démission : définition donnée par accord collectif

Soc. 29 novembre 2023, pourvoi n° 22-13.367, FS-B

La circonstance qu’une convention collective pose en principe que la rupture du contrat de travail, faisant suite à l’acceptation de la demande du salarié de prise en charge de son congé de fin d’activité, s’analyse en une démission, ne fait pas obstacle à ce que le travailleur n’en soulève ensuite l’équivocité. Le juge doit alors apprécier si cette démission ne s’analyse pas en réalité en une prise d’acte de la rupture du contrat de travail produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

La solution est conforme à la ligne jurisprudentielle : si le salarié notifie son départ à la retraite à l’employeur en lui adressant des griefs, la rupture du contrat de travail peut être requalifiée en prise d’acte (Soc. 15 mai 2013, pourvoi n° 11-26.784).

Départ volontaire à la retraite et prise d’acte ne sont donc pas antinomiques.

2 – Licenciement d’un salarié protégé : séparation des pouvoirs

Soc. 17 janvier 2024, pourvoi n° 22-10.778, FR-B

Un rappel bienvenu de la séparation des pouvoirs en matière de licenciement d’un salarié protégé : l’autorisation administrative de licenciement devenue définitive fait obstacle à ce que le juge judiciaire requalifie le licenciement économique prononcé en suite de cette autorisation, en licenciement nul car fondé sur une discrimination syndicale.

Le juge judiciaire peut cependant analyser les faits antérieurs au licenciement et allouer au salarié une indemnisation réparatrice de la discrimination subie avant le licenciement.

L’office du juge en matière de discrimination syndicale subie par un salarié protégé est ainsi borné par le principe de la séparation des pouvoirs.

3 – Rupture du contrat de travail : clause de non-concurrence

Soc. 24 janvier 2024, pourvoi n° 22-20.926, FR-B

L’arrêt rappelle que le salarié lié par une clause de non-concurrence qui la viole après rupture du contrat de travail, ne peut plus prétendre en percevoir la contrepartie financière, même après cessation de l’activité concurrentielle et peu important la brièveté de celle-ci.

Une solution qui n’est pas nouvelle (Soc. 31 mars 1993, pourvoi n° 88-43.820), mais dont le rappel n’est pas inutile.

4 – Prescription de l’action portant sur la rupture du contrat de travail : dispositions transitoires

Soc. 10 janvier 2024, pourvoi n° 22-20.366, FS-B

La prescription et les conflits de lois dans le temps, encore.

Selon l’article 21, V de la loi n° 2013‑504 du 14 juin 2013, les dispositions réduisant à deux ans le délai de prescription de l’action portant sur l’exécution ou sur la rupture du contrat de travail s’appliquent aux prescriptions en cours à compter du 16 juin 2013, sans que la durée totale de la prescription puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure, soit cinq ans.

En conséquence, à défaut de saisine de la juridiction prud’homale dans les deux années suivant le 16 juin 2013, les dispositions transitoires ne sont pas applicables et l’action portant sur l’exécution ou sur la rupture du contrat de travail, qui a eu lieu exclusivement sous l’empire de la loi ancienne, se trouve alors prescrite.

Par ailleurs, l’action en paiement ou en répétition du salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. Les dispositions du nouvel article L. 3245-1 du code du travail s’appliquent aux prescriptions en cours à compter du 16 juin 2013, sans que la durée totale de la prescription puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure, soit cinq ans.

Deux délais d’actions différents, mais mêmes principes transitoires.

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