L’essentiel
Les mois de septembre et d’octobre auront été l’occasion, pour la deuxième chambre civile, de rendre plusieurs arrêts intéressants. Tout d’abord, sur la compétence (I) : dans un arrêt de principe, la Cour de cassation pose qu’il n’est pas possible aux parties d’échapper aux règles de compétence territoriale exclusive d’ordre public, sous prétexte que la juridiction désignée par la loi ou le règlement, surchargée, statuerait actuellement dans un délai déraisonnable (I.1). Une précision d’importance aussi sur la compétence du juge de l’exécution : s’il peut ordonner la compensation, il n’est pas compétent, en amont, pour fixer le montant d’une créance dépourvue de tout titre exécutoire (I.2). Ensuite, à propos de l’instance (II) : la Cour de cassation rappelle que la signification des actes de procédure à une personne morale se fait à son siège social, même si celui-ci se trouve dans une société de domiciliation (II.1). L’appel a en outre continué à faire parler de lui (III), tant en matière de caducité de l’acte d’appel (III.1), que d’effet dévolutif, lorsque la voie de la nullité du jugement est empruntée (III.2), ou de formalisme excessif – qui continue de régresser – en matière de rédaction des conclusions (III.4).
I – Compétence et pouvoir juridictionnel
1 – Compétence territoriale exclusive d’ordre public et droit à un procès équitable
Civ. 2ème, 3 octobre 2024, pourvoi n° 22-14.853 F-B
Un arrêt important qui met en balance règles de compétence territoriale exclusive d’ordre public et droit à un procès équitable.
La question était la suivante : les parties à un litige prud’homal peuvent-elles écarter les règles de compétence territoriale posées à l’article R. 1412-1 du code du travail et choisir de porter leur affaire devant un autre conseil de prud’hommes (celui de Versailles), plutôt que devant celui territorialement compétent (le conseil de prud’hommes de Nanterre), au prétexte que ce dernier, surchargé, statue actuellement dans un délai déraisonnable (3 ans) ?
Non, répond la Cour de cassation, avec sagesse, car une solution inverse aurait été la porte ouverte à tous les abus, les parties, sous prétexte d’un délai déraisonnable plus ou moins hypothétique (mais pour le conseil de prud’hommes de Nanterre, le risque était avéré), choisissant le tribunal qui leur convient le mieux. La Haute juridiction ne méconnaît pas le droit à être jugé dans un délai raisonnable, qu’elle rappelle, mais elle se refuse à permettre à un plaideur d’échapper à une règle de compétence d’ordre public, sous prétexte que la juridiction compétente serait sinistrée.
Morale de l’histoire : ce n’est pas à la Cour de cassation de remédier aux dysfonctionnements du service public de la justice.
2 – Compétence et pouvoirs du JEX : pas de fixation d’une créance sous prétexte de compensation
Civ. 2ème, 3 octobre 2024, pourvoi n° 21-24.852 FR-B
Cet arrêt s’inscrit dans la construction jurisprudentielle qui définit les limites de la compétence du juge de l’exécution, assez large, mais toujours un peu nébuleuse.
Statuant sur un moyen relevé d’office, la deuxième chambre civile rappelle, au visa de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire, qu’il n’entre pas dans les pouvoirs du juge de l’exécution, sauf exception prévue par la loi, de fixer une créance afin d’ordonner une compensation judiciaire avec une autre créance fondée sur un titre exécutoire.
La cassation était inéluctable : si le juge de l’exécution est bien compétent en matière de compensation, qu’elle soit légale ou judiciaire (Civ. 2ème, 16 décembre 2004, pourvoi n° 03-13.117, D. 2005. 1611 ; Civ. 2ème, 25 février 2010, pourvoi n° 09-13.909, Procédures 2010. comm. 176), il ne peut, en amont, et même pour permettre le jeu de la compensation, fixer une créance qui n’est ni liquide ni exigible, en ce qu’elle n’a jamais été évaluée par un autre juge. Une solution logique si l’on rappelle que le juge de l’exécution est toujours saisi d’un titre exécutoire, sans pouvoir en créer lui-même.
3 – Pouvoirs du juge des référés et expertise d’évaluation de parts sociales
Civ. 2ème, 3 octobre 2024, pourvoi n° 22-15.788 FR-B
Le juge des référés peut-il être saisi pour résoudre une difficulté d’exécution d’une ordonnance du président du tribunal (judiciaire ou de commerce), statuant en la forme des référés sur le fondement de l’article 1843-4 du code civil, désignant un expert chargé de l’évaluation des droits sociaux cédés par un associé ou rachetés par la société ? Non, répond la deuxième chambre civile ; n’est compétent pour statuer sur une telle difficulté d’exécution que le juge qui a ordonné la mesure et qui est chargé de son contrôle.
La solution ne présente pas de difficulté : la Cour de cassation rappelle régulièrement que le juge des référés n’a aucune compétence en matière d’expertise de l’article 1843-4 du code civil (Com. 15 février 2023, pourvoi n° 21-18.548 ; Civ. 1ère, 12 juillet 2012, pourvoi n° 11-18.453, Dalloz actualité, 23 juill. 2012, obs. A. Lienhard), la compétence spéciale organisée par ce texte excluant la compétence générale du juge des référés.
II – L’instance
1 – La notification des actes de procédure
Civ. 2ème, 12 septembre 2024, pourvoi n° 22-13.949 FR-B
La deuxième chambre civile rappelle, au visa de l’article 690 du code de procédure civile, que la notification à une personne morale de droit privé ou à un établissement public à caractère industriel et commercial doit être faite au lieu de son établissement, défini comme étant son siège social, et, à défaut d’un tel lieu, en la personne d’un de ses membres habilité à la recevoir.
La décision répond à une question inédite : à qui le commissaire de justice instrumentaire doit-il signifier un acte, lorsque le siège social d’une personne morale se trouve dans une société de domiciliation ? Ce fait importe peu, précise la Cour de cassation : la notification des actes de procédure se fait au siège social de la personne morale, car c’est le lieu de son établissement, quand même le lieu de son exploitation se trouverait ailleurs et serait connu de la partie qui fait signifier l’acte.
La solution est heureuse qui simplifie les significations : le commissaire de justice n’a qu’à se rendre au siège social de la personne morale pour signifier. La Cour de cassation a d’ailleurs récemment réaffirmé la primauté donnée au siège social : « la signification d’un acte destiné à une personne morale dont le siège social est connu est faite au lieu de ce siège et, à défaut, en tout autre lieu de son établissement » (Civ. 2ème, 2 mars 2023, pourvoi n° 21-19.904, Rev. prat. rec. 2023. 10, chron. J.-L. Bourdiec et R. Laher).
La solution de remplacement, prévue à l’article 690 du code de procédure civile et rappelée par la Cour de cassation dans l’arrêt (la signification à une personne physique habilitée à la recevoir), ne doit ainsi qu’être exceptionnellement utilisée, toutes les sociétés étant censées avoir un siège social.
2 – Note en délibéré et pièces annexées
Civ. 2ème, 3 octobre 2024, pourvoi n° 22-15.145 FR-B
Un arrêt bien utile qui rappelle le régime de la note en délibéré régulièrement déposée. Au visa des articles 16 et 445 du code de procédure civile, la deuxième chambre civile pose qu’il résulte de la combinaison de ces textes que lorsque le dépôt d’une note en délibéré a été autorisé ou sollicité par le président, il peut être accompagné de nouvelles pièces, peu important que l’autorisation donnée ne les vise pas. La Haute juridiction met cependant une condition à ce dépôt de nouvelles pièces : qu’il puisse en être contradictoirement débattu.
La solution n’est pas nouvelle et avait été posée depuis longtemps par les différentes chambres. Ainsi, de la chambre sociale qui avait déjà affirmé « qu’une note en délibéré, lorsqu’elle est recevable, peut être accompagnée de pièces justifiant ce qu’elle énonce » (Soc. 23 mai 2007, pourvoi n° 05-42.401, D. 2007. 1667, ibid. 2427, obs. N. Fricero, RTD civ. 2007. 638, obs. R. Perrot). L’arrêt procède ainsi à un rappel bienvenu : des pièces nouvelles peuvent être annexées à une note en délibéré recevable, à condition qu’elles soient communiquées aux parties en même temps que celle-ci, le contradictoire restant le principe cardinal de la procédure, spécialement lorsque l’on se trouve en présence d’écritures exceptionnellement admises aux débats.
III – L’appel, encore et toujours
1 – Vice de forme et caducité de la déclaration d’appel
Civ. 2ème, 3 octobre 2024, pourvoi n° 21-24.102 FR-B
Dans cet arrêt, rendu au visa des articles 114, 117 et 902 du code de procédure civile, la Cour de cassation rappelle qu’il résulte de la combinaison des deux premiers textes que, quelle que soit la gravité des irrégularités invoquées, les actes de procédure ne sont affectés que de vices de forme ou de fond, ces derniers étant limitativement énumérés à l’article 117 du code de procédure civile. En conséquence, la caducité de la déclaration d’appel, faute de signification de celle-ci à l’intimé dans le délai imparti à l’article 902 du code de procédure civile, n’est encourue, si un vice de forme entache cet acte, qu’à la condition qu’un grief soit démontré par la partie qui invoque la nullité.
En l’espèce, l’irrégularité alléguée consistait en la signification de l’acte d’appel à domicile élu ne correspondant pas à un domicile réel. La cour d’appel avait cru pourvoir qualifier ce vice d’irrégularité ne concernant pas la validité de l’acte d’huissier. Cassation : « l’irrégularité » en cause constituait un vice de forme, faute de relever de la liste de l’article 117 du code de procédure civile.
La censure ne surprendra guère, les magistrats du Quai de l’Horloge ayant depuis longtemps posé qu’il n’existe, en matière de validité des actes de procédure, que des vices de forme ou de fond, sans qu’il soit possible de créer une catégorie supplémentaire tenant, comme en l’espèce, à l’efficacité de l’acte.
2 – Effet dévolutif
Civ. 2ème, 12 septembre 2024, pourvoi n° 22-13.810 FR-B
Un arrêt qui rappelle à nouveau la portée de l’effet dévolutif, dans l’hypothèse d’annulation de la décision de première instance – il s’agissait en l’espèce d’une ordonnance du juge de la mise en état – lorsque la nullité procède d’une cause autre que celle de l’annulation de l’acte introductif d’instance. Les principes commencent à être connus, même si la matière est propice aux erreurs.
Dans l’hypothèse d’une annulation du jugement pour un motif autre que l’annulation de l’acte introductif d’instance (dans ce cas, toute la procédure et notamment le jugement, est anéantie et il faut ressaisir le juge de première instance, même si l’appelant a présenté des demandes subsidiaires, Civ. 2ème, 3 avril 2003, pourvoi n° 01-03.254), l’effet dévolutif est total et la cour d’appel est tenue de statuer au fond (Civ. 2ème, 15 juin 2023, pourvoi n° 21-18.439), peu important que l’appelant n’ait présenté qu’une simple demande d’annulation. C’est ce que rappelle l’arrêt du 12 septembre 2024 : le syndicat de copropriétaires appelant n’avait présenté qu’une demande d’annulation de l’ordonnance du juge de la mise en état. Peu importe, répond la Cour de cassation : le fond de la décision qui portait sur le renvoi d’une question préjudicielle à la juridiction administrative, devait être examiné par la cour d’appel.
Les avocats veilleront cependant à bien rédiger le dispositif de leurs conclusions aux fins d’appel nullité. En effet, l’effet dévolutif opérant que la demande d’annulation soit ou non accueillie, des demandes subsidiaires doivent être présentées, faute de quoi la cour d’appel, qui refuse de prononcer l’annulation du jugement attaqué, n’a d’autre solution que de le confirmer (Civ. 2ème, 7 mars 2024, pourvoi n° 22-11.804).
3 – Autorité de chose jugée de l’ordonnance juridictionnelle du conseiller de la mise en état
Civ. 2ème, 3 octobre 2024, pourvoi n° 22-20.787 FR-B
Cet arrêt rappelle opportunément que les ordonnances juridictionnelles du conseiller de la mise en état, telles celles qui, comme en l’espèce, statuent sur des fins de non-recevoir, sont revêtues de l’autorité de chose jugée et sont donc irrévocables en l’absence de déféré.
La cour d’appel ne pouvait donc déclarer prescrite une action en garantie des vices cachés que le conseiller de la mise en état avait, par une décision non déférée, jugée recevable.
Rien de bien nouveau donc (le principe est consacré depuis des années à l’article 794 du code de procédure civile), mais un rappel bienvenu à l’heure où le juge de la mise en état est devenu « l’homme-orchestre » incontesté des exceptions, fins de non-recevoir et incidents de l’instance, son pouvoir juridictionnel ayant été récemment renforcé par le décret Magicobus 1 (décret n° 2024‑673 du 3 juillet 2024, entré en vigueur le 1er septembre 2024, applicable immédiatement aux instances en cours).
4 – Conclusions d’appel : halte au formalisme excessif
Civ. 3ème, 3 octobre 2024, pourvoi n° 22-16.223 FR-B
Cet arrêt se situe dans la ligne du mouvement jurisprudentiel qui tend à desserrer l’étau du formalisme excessif dans la rédaction des conclusions d’appel, des cours d’appel s’étant laissé aller à confirmer des jugements, par cela seulement qu’une erreur matérielle entachait les conclusions d’appel.
Tel était le cas en l’espèce : les conclusions d’appelants avaient été régulièrement transmises à la cour d’appel par le RPVA et formulaient des prétentions. Mais, par erreur, l’en-tête de la dernière page des conclusions mentionnait qu’elles étaient adressées au tribunal et non à la cour (l’avocat de l’appelant avait certainement fait un copier/coller du dispositif de ses conclusions de première instance et avait oublié de rectifier). La cour d’appel ne s’était estimée saisie d’aucune demande. Cassation : non seulement il ne s’agissait, pour la deuxième chambre civile, que d’une erreur matérielle, mais en plus la mention de la cour d’appel en en-tête du dispositif des conclusions n’est pas prescrite à l’article 954 du code de procédure civile.
L’arrêt est très didactique qui rappelle la jurisprudence européenne relative au droit d’accès à un tribunal et les principes afférents au formalisme excessif qui porte atteinte à l’équité de la procédure. Pour la deuxième chambre civile, le formalisme excessif était en l’espèce caractérisé, en l’état d’une simple erreur matérielle affectant le dispositif des conclusions de l’appelant. Cet arrêt est exemplaire: il réalise un équilibre harmonieux entre le formalisme de l’article 954 du code de procédure civile qui vise à simplifier l’office du juge en matière de prétentions et l’excès de formalisme qui entrave le droit d’exercer une voie de recours.