Cautionnement solidaire et compensation : la Cour de cassation persiste et signe

Auteur : Nicolas Boullez, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation

La compensation opérée entre une créance de dommages-intérêts résultant du comportement fautif de l’établissement de crédit créancier à l’égard de la caution lors de la souscription de son engagement (disproportion) et tendant à la réparation du préjudice que causerait à cette dernière l’exécution effective de cet engagement, et celle due par la caution au titre de la garantie souscrite, n’éteint pas la dette principale garantie mais, à due concurrence, l’obligation de la caution, en sorte que la banque peut recourir pour le tout contre les cofidéjusseurs de cette caution.

Cass. com., 25 janv. 2023, no 21-12220, Cts [S] c/ Sté Caisse de crédit mutuel du X, FS–B (CA Douai, 17 déc. 2020 rejet), M. Vigneau, prés., Mme Gueguen, prem. av. gén. ; SCP Ghestin et SCP Célice, Texidor, Périer, av. : LEDC mars 2023, n° DCO201k0, obs. D. Nemtchenko

La chambre commerciale, dans cet arrêt dont l’importance mérite d’être soulignée car il est appelé à une publication aux très sélectives Lettres des chambres, continue sur sa lancée : si la créance de la caution actionnée par l’établissement de crédit prêteur la libère, par le mécanisme de la compensation, à due concurrence des dommages-intérêts qui lui sont dus par ce dernier en raison de la faute qu’il a commis en lui faisant souscrire un engagement disproportionné, cette compensation n’éteint pas la dette principale et ne libère ainsi pas les autres cautions, cofidéjusseurs de celle qui a obtenu réparation auprès de la banque.

En l’espèce, une banque a consenti à une société une facilité de caisse dont trois personnes physiques se sont rendues cautions solidaires. Par un arrêt définitif du 6 avril 2017, les cautions ont été condamnées solidairement à régler à l’établissement de crédit une somme de 29 148,64 €. Mais cette décision a également condamné ledit établissement à régler à deux des cautions une indemnité de 23 000 €, en réparation du préjudice subi par elles du fait de la souscription d’un engagement disproportionné à leurs facultés contributives. La compensation a été naturellement ordonnée entre ces deux sommes et les deux cautions concernées ont réglé un reliquat de 6 887,25 € à la banque. Celle-ci s’est ensuite retournée contre celle des cautions qui n’avait pas bénéficié d’une indemnisation. Cette caution a alors prétendu être libérée par le paiement opéré, par compensation et par règlement du reliquat, par les deux autres. La cour d’appel a rejeté les demandes de mainlevée et retenu que la compensation opérée au profit des deux premières cautions n’avait pas éteint la dette principale, en sorte que la banque créancière pouvait se retourner contre la troisième. Les cautions se sont pourvues en cassation en invoquant l’extinction de la dette par l’effet de la compensation. Le pourvoi est rejeté.

La solution, réitérée ici par la chambre commerciale, qui consiste à libérer la caution sans éteindre la créance principale, unanimement saluée par la doctrine pour son opportunité, continue néanmoins de susciter la controverse juridique, tant le fondement que la Cour de cassation persiste à lui donner (la compensation) est inadapté (1). Une substitution de fondement, par la voie de la décharge de la caution ou de la déchéance de la banque, serait ainsi bienvenue, ce d’autant qu’elle correspondrait à l’esprit du nouveau droit des sûretés (2).

1. La compensation, tel est le fondement adopté par la chambre commerciale pour appuyer sa solution qui consiste à en limiter le bénéfice au profit de la seule caution qui a obtenu des dommages-intérêts compensateurs. La solution ne va pas de soi, tant s’en faut, et a donné lieu à des hésitations jurisprudentielles. Après avoir décidé en 2005 1 que « l’extinction de la dette bénéficiait à tous les cofidéjusseurs », la Cour de cassation a fait machine arrière en 2012 2. L’arrêt commenté fait écho à cette dernière décision et avait été précédé d’un arrêt du 6 juillet 2022 3 qui avait déjà posé que la libération par compensation de la caution n’emportait aucun effet extinctif au profit du débiteur principal. Dans ce cadre, l’extension de la solution aux cofidéjusseurs ne surprend guère 4 et ne peut que satisfaire la doctrine qui l’appelait de ses vœux 5, car juger que la dette principale serait éteinte erga omnes en considération de la seule faute de la banque commise à l’encontre de la caution constituerait une sanction disproportionnée 6. Il n’est cependant pas certain que la question soit réglée définitivement : l’arrêt a été rendu en formation de section et va à l’encontre de l’avis de la première avocate générale qui a été épinglé, ce qui suggère que la réponse donnée par la Cour régulatrice ne s’imposait pas avec évidence 7. Si la solution est effectivement opportune, l’invocation du mécanisme de la compensation reste une véritable incongruité juridique : la compensation a, en principe, un effet extinctif indéniable et suppose que deux personnes soient réciproquement créancière et débitrice l’une de l’autre. Or la caution n’est, par définition, titulaire d’aucune créance préexistante et n’obtient en réalité qu’une réduction de son obligation à concurrence de la faute commise par l’établissement de crédit garanti 8. En effet, c’est la seule créance de la banque qui est infectée par la faute qui lui est imputée 9. En outre, l’effet extinctif de la compensation qui opère paiement constitue en principe une exception inhérente à la dette (dont tous les débiteurs pourraient ainsi se prévaloir, qu’il s’agisse du débiteur principal ou des garants), alors que la Cour de cassation traite cette exception comme une exception purement personnelle à la caution 10. Il est néanmoins possible que dans l’arrêt commenté, qui vise « la réparation du préjudice » de la caution, la Cour régulatrice ait entendu limiter la neutralisation partielle de l’effet extinctif de la compensation à l’égard de la seule caution créancière de dommages-intérêts. Effet libératoire et effet extinctif seraient ainsi dissociés dans ce seul cas  11. Enfin, la solution ouvre indéniablement la voie à « un contentieux épineux en matière de recours subséquents de la caution » 12.

2. La compensation, un fondement inadapté donc, même si l’on conçoit que la Cour de cassation l’ait invoqué, faute de mieux. Quel autre fondement pourrait lui être substitué ? Dans la réalité, la chambre commerciale considère, mais sans le reconnaître expressément, que la caution qui invoque la disproportion de son engagement est libérée par une décharge partielle ou totale de son obligation 13. Le mécanisme invoqué par la Cour régulatrice sans le dire est donc analogue à celui de l’article 2314, alinéa 1er, du Code civil. Or admettre ouvertement la décharge de la caution permettrait de respecter le principe de l’effet relatif des conventions et d’éviter le dévoiement du mécanisme de la compensation 14. Emprunter cette voie présenterait ainsi l’avantage de sanctionner l’établissement bancaire sans que cela n’ait d’incidence sur les autres rapports que le créancier entretient tant avec le débiteur principal qu’avec les cofidéjusseurs. Une telle sanction serait d’ailleurs en parfaite adéquation avec la réforme des sûretés 15. En définitive, on pourrait considérer que, dès lors que le créancier a commis une faute à l’égard de la caution, il en résulterait une décharge, une déchéance ou une réduction de l’obligation de cette dernière 16. Que ce soit une décharge ou une déchéance, celle-ci serait cependant certainement d’origine prétorienne – ce qui explique que la Cour régulatrice continue de convoquer la compensation à l’appui de sa solution –, car difficilement rattachable à l’article 2314 du Code civil, d’interprétation stricte 17. On peut néanmoins appeler de nos vœux une telle avancée décisive de la Cour de cassation qui consacrerait une décharge – d’origine prétorienne, à défaut d’être rattachable à l’article 2314 –, ce qui mettrait fin à la torsion de la compensation dont il est usé seulement comme fondement par défaut.

Notes de bas de page

1 – Cass. com., 13 déc. 2005, n° 04-19234 – v. également en ce sens, Cass. com., 3 nov. 2010, n° 09-16173.

2 – Cass. com., 13 mars 2012, n° 10-28635 : « La compensation opérée entre une créance de dommages-intérêts, résultant du comportement fautif du créancier à l’égard de la caution lors de la souscription de son engagement, et celle due par cette dernière, au titre de sa garantie envers ce même créancier, n’éteint pas la dette principale mais, à due concurrence, l’obligation de la caution ».

3 – Cass. com., 6 juill. 2022, n° 20-17279.

4 – J.-D. Pellier, « Retour sur la sanction du comportement fautif du créancier à l’égard de la caution : compensation versus déchéance », JCP E 2023, 1070 ; JCP A 2023, 1070.

5 – V. par ex. M. Cabrillac, C. Mouly, S. Cabrillac et P. Pétel, Droit des sûretés, 11e éd., 2022, LexisNexis, n° 383.

6 – P. Simler, JCl. Civil Code, art. 2288 à 2320, fasc. 65, n° 39

7 – V. Forti, « Faute du créancier à l’égard de la caution : quelle incidence sur le rapport d’obligation ? », JCP G 2023, act. 351 ; v. contra, pour un auteur qui justifie la solution par la relativité de l’effet extinctif de la compensation intervenue dans le rapport accessoire résultant du cautionnement, N. Martial-Braz, « Compensation et cautionnement : les liaisons dangereuses ! », RD bancaire et fin. 2012, dossier 42.

8 – P. Simler et P. Delebecque, Droit civil, Les sûretés, la publicité foncière, 7e éd., 2016, Dalloz, p. 189, n° 190.

9 – P. Simler et P. Delebecque, « Droit des sûretés », JCP G 2023, doctr. 465.

10 – Il est néanmoins possible que la Cour de cassation ait fait une application anticipée de la réforme des sûretés qui ne distingue plus entre les exceptions, v. B. Alidor, « Cautionnement et compensation, ou la quadrature du cercle », JCP E 2022, 1359 ; JCP A 2022, 1359. En outre, il est inconcevable qu’une exception personnelle à une caution puisse devenir commune à ses cofidéjusseurs.

11 – V. Forti, « Faute du créancier à l’égard de la caution : quelle incidence sur le rapport d’obligation ? », JCP G 2023, act. 351.

12 – S. Tisseyre, « Le débiteur principal ne bénéficie pas de la compensation intervenue entre les dettes de la caution et du créancier », JCP E 2012, 1350 ; JCP A 2012, 1350.

13 – M. Mignot, « Compensation ou déchéance ? », LEDB mars 2023, n° DBA201i9.

14 – Alidor, « Cautionnement et compensation, ou la quadrature du cercle », JCP E 2022, 1359. Des auteurs ont parlé de « compensation disciplinaire », ce qui semble bien artificiel, v., par ex., J. François, « Compensation et cautionnement solidaire », D. 2006, p. 988.

15 – N. Martial-Braz, « Compensation et cautionnement : les liaisons dangereuses ! », RD bancaire et fin. 2012, dossier 42.

16 – Sur ces variantes, F. Juredieu, « La décharge de la caution », RTD civ. 2021, p. 821.

17 – J.-D. Pellier, « Retour sur la sanction du comportement fautif du créancier à l’égard de la caution : compensation versus déchéance », JCP E 2023, 1070 ; D. Legeais, « Portée de la compensation opérée à l’égard de l’un des cofidéjusseurs », RD bancaire et fin. 2023, comm. 46 ; T. Gérard, « De la nature juridique du bénéfice de subrogation », RD bancaire et fin. 2023, étude 7.

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