Perte de l’immeuble avant réception des travaux : le maître d’ouvrage peut demander en référé la restitution des acomptes versés par lui aux locateurs d’ouvrage

Nicolas Boullez, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation

La circonstance qu’une expertise est en cours pour déterminer les responsabilités dans la survenance, avant réception, de l’incendie d’une maison ayant causé la destruction de celle-ci, est sans effet sur le droit non sérieusement contestable du maître d’ouvrage à obtenir des locateurs d’ouvrage, en dehors de toute recherche de leur responsabilité, la restitution par provision du prix des travaux que ceux-ci ne sont plus en mesure de livrer.

Cass. 3e civ., 25 mai 2022, no 21-18098, Sté Entreprise D. C. et a. c/ SMABTP et a., FS–B (cassation partielle CA Chambéry, 16 mars 2021), Mme Teiller, prés. ; SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, SCP L. Poulet-Odent, SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, av.

Une clarification bienvenue : par cet arrêt, la troisième chambre civile met fin à la controverse que certaines de ses décisions avaient fait naître et qui donnaient à penser que l’application de l’article 1788 du Code civil et de la responsabilité civile de droit commun des entrepreneurs avant réception serait alternative et non pas distributive. Désormais, le doute n’est plus permis : l’article 1788 du Code civil concerne seulement la charge des risques, en sorte que le maître d’ouvrage qui recherche la responsabilité des locateurs d’ouvrage dans la survenance de l’incendie de l’ouvrage avant sa réception peut leur demander tout de suite, dans le cadre d’un référé-provision, sans recherche de responsabilité (car l’article 1788 ne concerne que les risques), la restitution du prix des travaux déjà versé aux entrepreneurs.

Faits et procédure. Une espèce malheureuse mais classique. Une maîtresse d’ouvrage avait commandé une maison individuelle dont la réalisation avait été confiée en plusieurs lots à divers locateurs d’ouvrage. Un incendie s’est déclaré avant réception, qui a détruit l’ouvrage. La maîtresse d’ouvrage a, en référé, assigné les constructeurs et leurs assureurs afin d’obtenir leur condamnation provisionnelle à lui restituer tous les acomptes de travaux déjà réglés par elle. Par ordonnance du 30 juin 2020, le juge des référés du tribunal judiciaire de Chambéry a organisé une mesure d’expertise, aux fins notamment de rechercher les causes du sinistre, mais il a rejeté toute demande de provision. Par arrêt du 16 mars 2021, la cour d’appel de Chambéry a confirmé cette décision, en relevant la contestation sérieuse tirée du fait qu’une expertise était en cours pour déterminer les responsabilités et que l’application de l’article 1788 du Code civil, exclue dans l’hypothèse de manquement d’une entreprise, serait conditionnée par le résultat des investigations de l’expert.

Par un attendu de principe péremptoire, la cassation est prononcée au double visa des articles 835, alinéa 2, du Code de procédure civile et 1788 du Code civil : « En statuant ainsi, alors que les fautes éventuellement commises par les constructeurs et qui avaient pu être à l’origine de la destruction de la maison n’empêchaient pas le maître de l’ouvrage de réclamer aux entrepreneurs, en dehors de toute recherche de responsabilité, la restitution par provision du prix des travaux qu’ils n’étaient pas en mesure de livrer, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Le doute n’existe plus : dès lors que les conditions de mise en œuvre de l’article 1788 du Code civil sont réunies (1), le maître d’ouvrage peut, même en référé, demander la restitution des acomptes qu’il a versés aux locateurs d’ouvrage, quand bien même ceux-ci seraient à l’origine du sinistre (2).

1. L’article 1788 du Code civil traite de la charge des risques en matière de contrat d’entreprise, lorsque les matériaux sont fournis par le locateur d’ouvrage : dans cette hypothèse, hors toute question de transfert de propriété de l’ouvrage, la perte de l’immeuble est, avant réception, à la charge de l’entrepreneur. À l’inverse, le maître d’ouvrage assume les risques dans l’hypothèse prévue à l’article 1789 du Code civil, soit lorsque l’entrepreneur ne fournit pas la matière mais seulement son travail et son industrie. Dans le cadre de l’article 1788 du Code civil, l’entrepreneur est tenu des risques dans tous les cas de figure, peu important sa faute 1 et même la force majeure 2, tandis que, s’agissant de l’article 1789 du Code civil, il est seulement présumé fautif et peut s’exonérer en établissant que la perte de la chose ne peut lui être imputée 3.

Ces deux textes ne s’appliquent cependant que sous certaines conditions : il faut que l’ouvrage ait péri et non pas seulement qu’il soit endommagé 4 : une simple détérioration de la chose ne suffit pas s’il peut être remédié aux dommages par des travaux de reprise 5. Mais une destruction partielle suffit dès lors qu’elle emporte reconstruction 6. En revanche, la perte juridique de la chose est étrangère au jeu de l’article 1788 du Code civil 7. Enfin, les articles 1788 et 1789 n’étant pas d’ordre public, les parties peuvent y déroger 8.

2. Les articles 1788 et 1789 du Code civil se situent néanmoins aux confins de la responsabilité civile, ce qui a suscité une controverse jurisprudentielle.

La troisième chambre civile avait ainsi opté pour une application alternative des régimes (charge des risques ou responsabilité civile des entreprises) en posant que l’article 1788 du Code civil n’a pas vocation à s’appliquer lorsque la perte de la chose est due à l’inexécution fautive des obligations de l’entrepreneur 9. Une telle exclusion de l’article 1788 a néanmoins été critiquée par la doctrine 10, qui soulignait le risque de défaut d’assurance 11 susceptible d’en découler pour le maître d’ouvrage, ainsi que l’hétérodoxie de la solution au regard de la lettre du texte qui vise tous les cas de perte de la chose avant réception.

À l’opposé, il avait aussi été exposé que « la faute du débiteur, fût-elle légère, détruit le risque » 12. Avait également été évoqué le risque d’un enrichissement injuste du maître d’ouvrage qui ferait obstacle au jeu de l’article 1788 du Code civil dans l’hypothèse d’une recherche de responsabilité concomitante 13.

L’arrêt commenté met fin à la controverse et consacre l’autonomie 14 du régime de l’article 1788 du Code civil : la recherche de responsabilité d’un entrepreneur – sur le fondement du droit commun 15 – n’empêche pas le maître d’ouvrage de demander la restitution du prix des travaux (ou la reconstruction de l’ouvrage 16) que le locateur d’ouvrage n’est plus en mesure de livrer. Bien plus, l’article 1788 s’appliquant quelle que soit la cause de la perte de l’ouvrage, ce qui s’entend également de la faute du locateur d’ouvrage, l’obligation de remboursement qui en découle pour l’entrepreneur n’est pas sérieusement contestable et peut faire l’objet d’une condamnation provisionnelle en référé. Mais une telle action en référé peut parfaitement être doublée d’une action en responsabilité dirigée contre les locateurs d’ouvrage, afin que le maître d’ouvrage obtienne l’entière réparation de son préjudice 17, l’entrepreneur étant en principe tenu d’une obligation de résultat. Le maître d’ouvrage y a même tout intérêt dès lors que les locateurs d’ouvrage, actionnés sur le fondement de l’article 1788 du Code civil, ne sont logiquement pas tenus in solidum 18, et le sont seulement dans la proportion d’ouvrage que chacun a fournie 19. Enfin, et très logiquement, seule l’assurance de choses du locateur d’ouvrage peut être mobilisée 20, si elle a été souscrite, à l’exception de son assurance de responsabilité civile 21.

Une solution favorable aux maîtres d’ouvrage, mais de nature à alourdir les charges des entrepreneurs qui ont ainsi tout intérêt à être bien assurés pour les dommages avant réception des travaux.

Notes de bas de page

   1 – Dans cette hypothèse, les règles de l’accession sont évincées car le contrat d’entreprise a un effet translatif, v. note ss Cass. 1re civ., 16 mars 2022, n° 20-13552, J. Debarry, « Vols de billets fabriqués mais non encore livrés : l’accession écartée par un contrat (translatif) d’entreprise », GPL 7 juin 2022, n° GPL436y2.

   2 – Cass. 1re civ., 9 nov. 1999, n° 97-16306 et 97-16800.

   3 – V. sur la question, A. Caston, « L’entrepreneur gardien : grandeur ou servitude ? », GPL 4 oct. 2022, n° GPL440r0.

   4 – Cass. 3e civ., 16 sept. 2015, n° 14-20392 : M.-L. Pagès de Varenne, « Dommages antérieurs à la réception », Constr.-Urb. 2015, comm. 159.

   5 – C. L. G., « L’article 1788 du Code civil ne s’applique pas si l’ouvrage, détérioré par une tempête, est considéré comme perdu », Dr. & patr. hebdo 2015, n° 1027, obs. ss Cass. 3e civ., 16 sept. 2015, n° 14-20392.

   6 – O. Robin-Sabard, « charge des risques d’une chose partiellement détruite pèse sur l’entrepreneur », obs. ss Cass. 3e civ., 25 mai 2022, n° 21-15883, LEDC juill. 2022, n° DCO200y0.

   7 – À propos de l’arrêt Cass. 3e civ., 16 sept. 2015, n° 14-20392, interdiction administrative d’exploiter une piscine endommagée : M.-L. Pagès de Varenne, « Dommages antérieurs à la réception », Constr.-Urb. 2015, comm. 159.

   8 – Cass. com., 14 mars 1978, n° 76-15281 : Bull. civ. IV, n° 91.

   9 – Cass. 3e civ., 13 oct. 2016, n° 15-23430 ; la solution avait un précédent : Cass. 3e civ., 2 déc. 1997, n° 95-19466.

   10 – H. Groutel, « Garantie d’effondrement : condition d’application », Resp. civ. et assur. 2017, comm. 23.

   11 – J.-P. Tricoire, « Perte de la chose avant réception due à une faute de l’entrepreneur », LEDIU déc. 2016, n° DIU110d7.

   12 – P.-Y. Gautier, « La face cachée de la théorie des risques : mesure de la restauration de la chose perdue par le débiteur », RTD civ. 1993, p. 602.

   13 – B. Boubli, « L’entreprise supporte les risques de la chose avant réception », RDI 2005, p. 221.

   14 – C. Sizaire, « Perte de la chose et conditions de mise en jeu de l’article 1788 du Code civil », Constr.-Urb. 2022, comm. 83, qui suggère la souscription d’une police tous risques chantiers (TRC).

   15 – F. Garcia, « Perte de la chose avant réception pour inexécution fautive de l’entrepreneur », Dalloz actualité, 14 nov. 2016.

   16 – « Sinistre subi par la construction avant la réception : précisions relatives au remboursement par l’entrepreneur », DEF Flash 29 juin 2022, n° DFF204t0.

   17 – M. Poumarède, « L’incendie de l’ouvrage », RDI 2020, p. 168.

   18 – G. Leguay, « La charge des risques en cours de construction », RDI 2005, p. 96.

   19 – Cass. 1re civ., 9 nov. 1999, n° 97-16306 et 97-16800 : Bull. civ. I, n° 293.

   20 – F.-X. Ajaccio, A. Caston et R. Porte, « En l’absence de perte de l’ouvrage, pas d’application de l’article 1788 du Code civil… ni de l’assurance “dommages” », GPL 8 déc. 2015, n° GPL250f3.

   21 – H. Groutel, « Entrepreneurs condamnés sur le fondement de l’article 1788 du Code civil et bénéfice de leur assurance », Resp. civ. et assur. 2005, comm. 68 ; Cass. 3e civ., 15 déc. 2004, n° 03-16820 : la haute juridiction a curieusement décidé le contraire dans cette décision, en raison sans doute d’une analyse insuffisante de la police.

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