Droit des affaires

Quel est le délai de prescription imparti à l’entrepreneur pour exercer une action récursoire contre le vendeur des matériaux viciés ?

Nicolas Boullez, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation

« Sauf à porter une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge, le constructeur dont la responsabilité est retenue en raison des vices affectant les matériaux qu’il a mis en œuvre pour la réalisation de l’ouvrage, doit pouvoir exercer une action récursoire contre son vendeur sur le fondement de la garantie des vices cachés sans voir son action enfermée dans un délai de prescription courant à compter de la vente initiale. »

Cass. 3e civ., 16 févr. 2022, no 20-19047, M. V. c/ Sté Develet Frères et Sté Edifibro, FS–B (cassation partielle CA Dijon, 10 mars 2020), Mme Teiller, prés. ; SCP Foussard et Froger, SARL Meier-Bourdeau, Lécuyer et associés, SCP Ohl et Vexliard, av. : LEDIU avr. 2022, n° DIU200s6, obs. B. Derrar ; LEDC avr. 2022, n° DCO200s9, obs. M. Latina

Le délai de prescription imparti à l’entrepreneur pour exercer une action récursoire contre le vendeur des matériaux qu’il a utilisés, sur le fondement de la garantie des vices cachés, est-il suspendu jusqu’au jour où il est assigné par le maître de l’ouvrage ? Telle est l’intéressante question à laquelle la troisième chambre civile de la Cour de cassation a répondu par un arrêt publié du 16 février 2022.

Les circonstances de l’espèce étaient les suivantes : en 2004, un maître de l’ouvrage avait confié la construction d’un bâtiment à usage de stabulation à la société Develet Frères, laquelle avait acquis des plaques de fibre-ciment auprès de la société Dubois Matériaux, devenue la société BMRA. Se plaignant 10 ans plus tard de désordres affectant lesdites plaques qui avaient été mises en œuvre dans la couverture, le maître de l’ouvrage, par acte du 9 décembre 2014, a fait assigner en référé aux fins d’expertise la société Develet qui, par acte du 22 décembre 2014, a mis en cause son propre vendeur, la société BMRA. Puis le maître de l’ouvrage a recherché la responsabilité de la société Develet sur le fondement des articles 1792 et 1641 du Code civil. Cette dernière a appelé en garantie son vendeur, la société BMRA, qui lui a opposé que son action était irrecevable comme étant prescrite, pour avoir été formée plus de dix ans après la conclusion de la vente.

La cour d’appel de Dijon a écarté la fin de non-recevoir tirée de la prescription et a retenu la responsabilité de la société BMRA à l’égard de la société Develet, laquelle a été condamnée à indemniser le maître de l’ouvrage.

À l’appui de son pourvoi, la société BMRA a soutenu que la juridiction du second degré, en déclarant recevable l’action récursoire de l’entrepreneur, aurait violé l’article L. 110-4 du Code de commerce et l’article 1648 du Code civil, car l’acquéreur d’un bien ne serait pas recevable à agir contre le vendeur commerçant sur le fondement de la garantie des vices cachés après l’expiration du délai prévu par la première de ces deux dispositions.

La troisième chambre civile de la Cour de cassation, par le présent arrêt commenté du 16 février 2022, a écarté ce moyen par une référence implicite à l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’Homme : « Sauf à porter une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge, le constructeur dont la responsabilité est ainsi retenue en raison des vices affectant les matériaux qu’il a mis en œuvre pour la réalisation de l’ouvrage, doit pouvoir exercer une action récursoire contre son vendeur sur le fondement de la garantie des vices sans voir son action enfermée dans un délai de prescription courant à compter de la vente initiale ».

La Cour de cassation rappelle ainsi que l’action en garantie des vices cachés est soumise à un double délai de forclusion et de prescription (I), mais elle retient un point de départ de la prescription de droit commun qui est spécifique aux chaînes de contrats (II).

I – Une dualité de délais

Dans l’état du droit antérieur à la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, on sait que la jurisprudence avait soumis l’action en garantie des vices cachés au délai biennal que l’ordonnance n° 2005-136 du 17 février 20051 avait substitué au bref délai imparti par l’ancien article 1648 du Code civil courant à compter de la découverte du vice. La troisième chambre civile de la Cour de cassation avait ajouté, à la suite de la chambre commerciale2, que « la garantie légale du vendeur initial dev[ait] être mise en œuvre à l’intérieur du délai de prescription fixé à 30 ans par l’[ancien] article 2262 du Code civil »3 et réduit à 10 ans par l’article L. 110-4 du Code de commerce en matière commerciale4.

L’existence d’un délai butoir est regardée comme une garantie de sécurité juridique, car ce délai constituerait une contrepartie au délai glissant de l’article 1648 du Code civil dont le point de départ dépend de la découverte du vice. Mais, de lege ferenda, le cumul de deux délais est sérieusement critiqué par plusieurs auteurs, et non des moindres5.

Trois objections ont ainsi été soulevées :

  • d’abord, que le cumul serait contraire à l’adage specialia generalibus derogeant qui postule que la règle spéciale de l’article 1648 du Code civil serait exclusive du droit commun de la prescription ;
  • ensuite, que le cumul méconnaîtrait l’adage actioni non natae non praescribitur qui s’opposerait à ce que l’action en garantie des vices cachés soit déclarée irrecevable comme prescrite avant même que le vendeur n’ait été en mesure d’agir au jour de la découverte du vice ;
  • enfin, que le cumul porterait atteinte au droit d’accès au juge dès lors qu’il rendrait impossible l’exercice d’une action qui serait déclarée prescrite avant que le titulaire ait eu connaissance de son droit.

On s’est enfin interrogé sur la postérité de cette jurisprudence prétorienne qui a pu sembler être condamnée par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 susvisée : d’une part, parce que le nouvel article 2224 du Code civil réduit à cinq ans le délai de prescription qui relève d’un point de départ glissant similaire à celui prévu à l’article 1648 ; d’autre part, parce que l’article 2232 du Code civil a institué un délai butoir de 20 ans. La première chambre civile de la Cour de cassation a maintenu l’application du droit commun après l’entrée en vigueur de la loi de 2008, en décidant que « la garantie des vices cachés doit être mise en œuvre dans le délai de la prescription quinquennale extinctive de droit commun »6.

Il reste que, dans l’espèce commentée, la troisième chambre civile de la Cour de cassation n’était pas saisie de cette difficulté, car le nouveau délai butoir de l’article 2232 du Code civil n’avait pas vocation à s’appliquer à une action née d’une vente conclue avant son entrée en vigueur7. Statuant dans l’état du droit antérieur à la réforme de la prescription, elle a donc rappelé que le vendeur devait agir dans le double délai qui lui était imparti, tant par l’article 1648 du Code civil que par l’article L. 110-4 du Code de commerce.

Mais il lui appartenait encore d’adapter cette solution aux particularités des chaînes de contrats.

II – Le point de départ de la prescription de droit commun dans les chaînes de contrats

Dans l’hypothèse d’une chaîne de contrats, le sous-acquéreur ou le maître de l’ouvrage dispose d’une action directe en garantie des vices cachés, non seulement contre le vendeur immédiat mais également contre le vendeur intermédiaire et le fabricant. Pour sa part, le vendeur intermédiaire dont la responsabilité est recherchée sur le fondement de la garantie des vices cachés, peut exercer une action récursoire contre son propre vendeur et les vendeurs précédents.

Entre l’acquéreur et son vendeur direct, le point de départ de la prescription de droit commun est le jour de la conclusion de la vente. Qu’en est-il de la prescription de l’action récursoire exercée contre un vendeur intermédiaire ou le fabricant ? Il existe sur ce point une divergence entre les chambres de la Cour de cassation.

S’inspirant de l’adage précédemment évoqué actioni non natae non praescribitur (« l’action non encore née ne se prescrit pas »), la troisième chambre civile avait déjà jugé par le passé que le vendeur intermédiaire ne pouvait pas agir contre le vendeur d’origine ou le fabricant tant qu’il n’avait pas été lui-même assigné en responsabilité, de sorte que le cours de la prescription de son action était suspendu jusqu’au jour de cette assignation8.

La raison en est que « le recours récursoire trouve sa cause dans l’action principale intentée. Avant cette date, l’action en garantie ne saurait donc être exercée, faute tant d’intérêt à agir que de conscience de la nécessité d’agir. Le point de départ des actions récursoires en garantie devrait alors logiquement être fixé, au regard de l’adage actioni non natae non praescribitur, au jour où le demandeur a lui-même été assigné en justice »9. Si cet adage ne reflète pas toujours le droit positif qui retient parfois une autre date pour fixer le point de départ de la prescription, telle la réception des travaux en droit de la construction dans l’arrêt Bottemer10, il a été pris en considération plus récemment par la Cour de cassation pour donner une interprétation réductrice de l’article 1792-4-3 du Code civil et en écarter l’application aux actions récursoires entre constructeurs. Fixer, en effet, la date de réception des travaux comme point de départ du délai de prescription de l’action d’un constructeur contre un autre constructeur pourrait avoir pour effet de priver le premier, lorsqu’il est assigné par le maître de l’ouvrage en fin de délai d’épreuve, du droit d’accès à un juge. C’est ainsi que la prescription de l’action récursoire d’un constructeur contre un autre constructeur se prescrit par cinq ans à compter du jour où le premier a été assigné par le maître de l’ouvrage11.

S’inspirant pour sa part de l’adage nemo dat quod non habet, selon lequel nul ne peut transférer plus de droits qu’il n’en a acquis lui-même, la première chambre civile de la Cour de cassation, par un arrêt du 6 juin 201812, a considéré que l’action du vendeur intermédiaire contre le fabricant se prescrivait à compter de la vente initiale, et a rejeté le pourvoi reprochant à la cour d’appel de ne pas avoir fait courir le délai du jour où le vendeur intermédiaire avait été assigné par l’acquéreur final.

La raison en est que le vendeur intermédiaire est réputé exercer l’action en garantie qu’il tient du premier acquéreur. La Cour de cassation applique à cette action le délai de prescription de droit commun courant à compter du jour de la vente initiale. L’action du vendeur intermédiaire est enfermée dans le même délai et peut donc se prescrire avant même que le vendeur délivre son assignation. Il s’agit là d’un délai butoir qui échappe à toute cause de suspension13. La chambre commerciale de la Cour de cassation s’est finalement rangée à la position de la première chambre civile14.

Cette solution ne s’accorde pas avec les exigences de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’Homme, tel qu’interprété par la Cour de Strasbourg15. En matière de réparation du dommage corporel, cette dernière a ainsi jugé que la législation qui fait courir le délai d’action en responsabilité du jour du fait dommageable constitue une limitation du droit d’accès aux tribunaux et représente une violation de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention dès lors qu’elle rend impossible l’exercice de l’action prescrite avant que le titulaire ait eu connaissance de son droit16.

Soucieuse de ne pas « porter une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge », la troisième chambre civile de la Cour de cassation maintient donc, par le présent arrêt, sa jurisprudence, en dépit de l’opposition manifestée par la première chambre civile et la chambre commerciale.

Notes de bas de page

  1 – Ord. n° 2005-136, 17 févr. 2005, relative à la garantie de la conformité du bien au contrat due par le vendeur au consommateur.

  2 – Cass. com., 27 nov. 2001, n° 99-13428 : Bull. civ. IV, n° 187.

  3 – Cass. 3e civ., 16 nov. 2005, n° 04-10824 : Bull. civ. III, n° 222.

  4 – Cass. 3e civ., 26 mai 2010, n° 09-67008, D.

  5 – V. P. Jourdain, « Chaînes de contrats et point de départ de la prescription : la Cour de cassation s’obstine ! », RTD civ. 2018, p. 919 ; L. Leveneur, « Retour aux errements passés à propos du délai de la garantie des vices cachés », Contrats, conc. consom. 2018, comm. 169.

  6 – Cass. 1re civ., 24 oct. 2019, n° 18-14720, D.

  7 – Cass. 3e civ., 1er oct. 2020, n° 19-16986, PBI.

  8 – Cass. 3e civ., 20 oct. 2004, n° 02-21576, D ; Cass. 3e civ., 6 déc. 2018, n° 17-24111, D.

  9 – V. J. Klein, Le point de départ de la prescription, thèse, LGDJ, p. 240, n° 326.

  10 – Cass. 3e civ., 16 oct. 2002, n° 01-10482 : Bull. civ. III, n° 205.

  11 – Cass. 3e civ., 16 janv. 2020, n° 18-25915, P.

  12 – Cass. 1re civ., 6 juin 2018, n° 17-17438 : Bull. civ. I, n° 106.

  13 – Cass. 1re civ., 22 janv. 2020, n° 18-23778, D.

  14 – Cass. com., 16 janv. 2019, n° 17-21477, D.

  15 – V. P. Jourdain, « Chaînes de contrats et point de départ de la prescription : la Cour de cassation s’obstine ! », RTD civ. 2018, p. 919.

  16 – CEDH, 17 sept. 2013, n° 59601/09, Esim c/ Turquie ; CEDH, 11 mars 2014, n° 52067/10, Moor c/ Suisse.

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